Le Conseil d’État admet en premier lieu une possibilité de principe du recours obligatoire aux téléservices. Ainsi « l’obligation d’avoir recours à un téléservice pour accomplir une démarche administrative auprès d’un service de l’Etat, et notamment pour demander la délivrance d’une autorisation, dès lors qu’elle n’a pas pour effet de modifier les conditions légales auxquelles est subordonnée sa délivrance, ne met pas en cause, par elle-même, les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques, non plus qu’aucune autre règle ou aucun autre principe dont l’article 34 ou d’autres dispositions de la Constitution prévoient qu’ils relèvent du domaine de la loi. »
Le juge administratif ajoute que » ni les principes d’égalité devant la loi, d’égalité devant le service public et de continuité du service public, ni le droit à la compensation du handicap énoncé par l’article L. 114-1-1 du code de l’action sociale et des familles, ni le principe de non-discrimination reconnu par l’article 14 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ni, en tout état de cause, les autres droits garantis par la même convention, l’article 9 de la convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées ou la loi du 27 mai 2008 portant diverses dispositions d’adaptation du droit communautaire dans le domaine de la lutte contre les discriminations ne font obstacle, par principe, à ce que soit rendu obligatoire le recours à un téléservice pour accomplir une démarche administrative, et notamment pour demander la délivrance d’une autorisation ».
Toutefois, le Conseil d’État ajoute un garde-fou en précisant que » le pouvoir réglementaire ne saurait édicter une telle obligation qu’à la condition de permettre l’accès normal des usagers au service public et de garantir aux personnes concernées l’exercice effectif de leurs droits. Il doit tenir compte de l’objet du service, du degré de complexité des démarches administratives en cause et de leurs conséquences pour les intéressés, des caractéristiques de l’outil numérique mis en œuvre ainsi que de celles du public concerné, notamment, le cas échéant, de ses difficultés dans l’accès aux services en ligne ou dans leur maniement ».
Le Conseil d’Etat applique ce raisonnement au décret contesté et plus particulièrement à l’obligation faite aux ressortissants étrangers de présenter certaines demandes de titre de séjour par la voie d’un téléservice en prévoyant des gardes fous et notamment une solution de substitution.
Le juge administratif indique qu' »Eu égard aux caractéristiques du public concerné, à la diversité et à la complexité des situations des demandeurs et aux conséquences qu’a sur la situation d’un étranger, notamment sur son droit à se maintenir en France et, dans certains cas, à y travailler, l’enregistrement de sa demande, il incombe au pouvoir règlementaire, lorsqu’il impose le recours à un téléservice pour l’obtention de certains titres de séjour, de prévoir les dispositions nécessaires pour que bénéficient d’un accompagnement les personnes qui ne disposent pas d’un accès aux outils numériques ou qui rencontrent des difficultés soit dans leur utilisation, soit dans l’accomplissement des démarches administratives. Il lui incombe, en outre, pour les mêmes motifs, de garantir la possibilité de recourir à une solution de substitution, pour le cas où certains demandeurs se heurteraient, malgré cet accompagnement, à l’impossibilité de recourir au téléservice pour des raisons tenant à la conception de cet outil ou à son mode de fonctionnement. »
En l’espèce, le Conseil d’Etat relève que l’arrêté prévoit bien un accueil et un accompagnement (article R. 431-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile) qui « font ainsi obligation au ministre de définir précisément, sous le contrôle du juge administratif, des modalités adaptées et de les rendre effectives, y compris par un accueil physique lorsqu’un accueil à distance ne suffit pas à assurer l’accompagnement approprié ».
Cependant, ce n’est pas suffisant pour le Palais Royal. En effet, les dispositions » ne prévoient pas de solution de substitution destinée, par exception, à répondre au cas où, alors même que l’étranger aurait préalablement accompli toutes les diligences qui lui incombent et aurait notamment fait appel au dispositif d’accueil et d’accompagnement prévu, il se trouverait dans l’impossibilité d’utiliser le téléservice pour des raisons tenant à la conception de cet outil ou à son mode de fonctionnement. Les requérants sont, par suite, fondés à soutenir que sont entachés d’illégalité le décret attaqué en tant qu’il ne comporte pas de dispositions en ce sens, ainsi que, par voie de conséquence et dans la même mesure, l’arrêté du 27 avril 2021 qui, en application de ce décret, détermine les catégories de demandes qui doivent être effectuées au moyen du téléservice. »
En outre, le juge relève que « le ministre n’a fixé les modalités de l’accueil et de l’accompagnement imposées par le second alinéa de l’article R. 431-2 du code de l’entrée et du séjour des étrangers que par une circulaire du 20 août 2021, qui prévoit leur mise en œuvre complète à compter du 1er novembre 2021. »
L’arrêté du 27 avril 2021 est donc illégal en tant qu’il ne fixait pas ces modalités d’accueil et d’accompagnement.
Arrêt commenté: CE, 3 juin 2022, Conseil national des barreaux, La Cimade n°452798, 452806, 454716,
Voir également la décision CE, 27 novembre 2019 n°422516 qui avait déjà censuré l’obligation de prise de rdv sur internet pour les étrangers