La Cour administrative d’appel de Lyon, dans son arrêt du 16 janvier 2025, offre une illustration intéressante des principes régissant la responsabilité des collectivités territoriales en matière d’entretien des voies publiques, tout en précisant les contours de la faute de la victime comme cause d’exonération partielle.
Les faits et la procédure
L’affaire trouve son origine dans un accident de vélo survenu le 31 mai 2019. Madame A, alors âgée de 60 ans, a chuté en circulant à vélo sur une voie relevant de la compétence de Saint-Étienne Métropole. Selon les éléments du dossier, cette chute serait due à un nid-de-poule présent sur la chaussée. Les conséquences de l’accident se sont révélées particulièrement graves puisque la victime a subi un traumatisme crânio-cérébral et facial, un traumatisme de l’épaule droite et de plusieurs côtes, ainsi qu’une atteinte hépatique par lacération.
Le tribunal administratif de Lyon, par jugement du 5 mars 2024, avait condamné Saint-Étienne Métropole à indemniser la victime et la CPAM du Puy-de-Dôme dans une proportion de 30%, retenant une faute de la victime partiellement exonératoire à hauteur de 70%. La métropole a interjeté appel de cette décision, contestant tant le principe de sa responsabilité que l’évaluation des préjudices. Un élément notable de cette procédure réside dans le fait que les parties sont parvenues à un accord amiable en cours d’instance d’appel, conduisant à leur désistement mutuel, à l’exception toutefois de la CPAM qui a maintenu ses conclusions incidentes.
La recevabilité de la demande d’indemnisation partielle
La Cour aborde d’abord une question procédurale particulièrement intéressante concernant la qualification de la demande initiale. La victime, dont l’état n’était pas consolidé au moment de l’introduction de sa demande, avait maladroitement formulé celle-ci comme une demande de provision. Saint-Étienne Métropole soulevait une fin de non-recevoir, arguant qu’une telle demande provisionnelle serait irrecevable.
La Cour rejette cette argumentation en procédant à une interprétation utile de la demande. Elle considère que malgré les termes employés, la victime a en réalité entendu solliciter une indemnisation partielle définitive de ses préjudices temporaires établis à la date du jugement, tout en se réservant la possibilité de demander ultérieurement la réparation des préjudices postérieurs et définitifs après consolidation. Cette solution témoigne d’un pragmatisme bienvenu de la part de la juridiction administrative qui, sans dénaturer la demande, l’a interprétée conformément à son objet véritable plutôt que de s’en tenir à une formulation imprécise.
L’établissement de la matérialité des faits
Sur le fond, la Cour devait d’abord se prononcer sur la réalité même de l’accident et de ses circonstances, Saint-Étienne Métropole contestant l’établissement du lien entre la chute et l’état de la voirie. En l’absence de témoin direct de l’accident, la juridiction s’est appuyée sur un faisceau d’éléments concordants. Elle retient l’attestation d’une automobiliste ayant découvert la victime inconsciente sur le bas-côté, encore sur son vélo et à proximité immédiate d’un nid-de-poule, ainsi que le registre de police évoquant sans réserve une chute à vélo consécutive à un nid-de-poule. La gravité des blessures, excluant tout déplacement de la victime avant l’arrivée des secours, renforce la crédibilité de ces constatations.
Cette appréciation illustre la manière dont le juge administratif reconstruit la matérialité des faits à partir d’éléments indiciaires, en l’absence de preuve directe. La méthode repose sur la convergence de constatations précises, sérieuses et non contredites.
Le défaut d’entretien normal de la voie
S’agissant du principe de la responsabilité, la Cour s’appuie sur le procès-verbal de constat dressé par un commissaire de justice le 11 juin 2019, soit une dizaine de jours après l’accident. Ce constat, qui fait foi jusqu’à inscription de faux, révèle un état de dégradation significatif de la chaussée. Le nid-de-poule en cause mesurait 100 centimètres sur 44 avec une profondeur de 4 centimètres et des rebords très marqués. Il se situait au milieu d’une des deux voies de circulation et s’inscrivait dans un tronçon globalement dégradé présentant un phénomène de faïençage.
La Cour en déduit l’existence d’un défaut d’entretien normal de la voie, d’autant que celle-ci était ouverte à la circulation des vélos. Cette appréciation s’inscrit dans la jurisprudence classique relative à la responsabilité des collectivités territoriales pour défaut d’entretien des ouvrages publics. La collectivité ne démontrant pas avoir assuré un entretien suffisant, sa responsabilité se trouve engagée.
La faute de la victime largement exonératoire
L’apport principal de cet arrêt réside toutefois dans l’analyse de la faute de la victime et de son caractère exonératoire. La Cour retient que le trou était largement décelable à distance par un usager raisonnablement attentif, dans un secteur légèrement descendant mais droit, sans obstacle à la visibilité. L’accident étant survenu peu avant midi, aucune difficulté particulière de visibilité n’existait. L’état général de faïençage du tronçon aurait dû par ailleurs alerter l’usagère et l’inciter à une prudence accrue.
La juridiction considère qu’un contournement du nid-de-poule restait possible, moyennant une maîtrise appropriée de la vitesse. Elle en conclut que l’accident résulte d’une faute d’inattention de la victime, exonératoire à hauteur de 70%. Le taux d’exonération retenu est particulièrement élevé et témoigne de l’importance accordée par la Cour à la possibilité qu’avait la victime d’éviter l’obstacle.
Cette solution mérite une attention particulière. Elle illustre le principe selon lequel la responsabilité pour défaut d’entretien n’est pas absolue et peut être partiellement effacée lorsque la victime a commis une faute ayant concouru à la réalisation du dommage. L’appréciation du partage de responsabilité repose sur une analyse concrète des circonstances de l’accident, tenant compte notamment de la visibilité de l’obstacle, des conditions de circulation et du comportement attendu d’un usager normalement prudent et diligent.
On peut toutefois s’interroger sur le caractère quelque peu sévère de cette appréciation. Une cycliste de 60 ans, circulant sur une voie municipale comportant un nid-de-poule important au milieu de la chaussée, pouvait légitimement s’attendre à emprunter une voie correctement entretenue. Si la visibilité de l’obstacle est effectivement un élément pertinent, elle ne saurait à elle seule justifier un taux d’exonération aussi élevé. La présence même d’un tel défaut sur une voie ouverte à la circulation constitue un danger objectif que la collectivité a le devoir de prévenir.
Les conséquences indemnitaires
Sur le plan indemnitaire, la Cour statue uniquement sur les demandes de la CPAM du Puy-de-Dôme, les parties principales s’étant désistées. L’absence de consolidation au moment de l’arrêt conduit la juridiction à limiter son examen aux seuls préjudices temporaires établis à cette date. L’expert médical avait relevé qu’une consolidation ne pouvait intervenir avant un délai minimal de 24 à 36 mois après l’accident, compte tenu notamment de l’apparition de troubles neurologiques et orthophoniques.
La CPAM établit avoir exposé des débours d’un montant de 7.102,15 euros, correspondant à des frais hospitaliers, médicaux, pharmaceutiques et d’appareillage. Appliquant le taux de responsabilité de 30% retenu à l’encontre de la métropole, la Cour fixe l’indemnisation de la caisse à 2.130,65 euros, en légère augmentation par rapport au montant retenu en première instance.
Enseignements de la décision
Cet arrêt apporte plusieurs enseignements pratiques pour les collectivités territoriales et les victimes d’accidents liés à l’état des voiries. Il confirme d’abord que l’existence d’un défaut d’entretien s’apprécie au regard de critères objectifs tenant aux dimensions de la dégradation, à son emplacement et à l’état général de la voie. Un nid-de-poule d’un mètre de long sur 44 centimètres de large et 4 centimètres de profondeur, situé au milieu d’une voie de circulation, caractérise indéniablement un défaut d’entretien normal.
L’arrêt rappelle ensuite que cette responsabilité objective peut être atténuée, voire effacée, par la faute de la victime. L’appréciation de cette faute repose sur une analyse concrète des circonstances de l’accident et du comportement qu’aurait adopté un usager normalement prudent et diligent placé dans la même situation. La visibilité de l’obstacle, les conditions de circulation, l’heure de l’accident et l’état général de la voie constituent autant d’éléments d’appréciation.
Le caractère largement exonératoire de la faute retenue dans cette affaire invite toutefois à la prudence. Un tel taux d’exonération suppose que l’obstacle était non seulement visible mais aisément évitable, ce qui peut faire débat s’agissant d’un nid-de-poule d’un mètre de long situé au milieu de la chaussée. Cette solution pourrait encourager certaines collectivités à invoquer systématiquement la faute de la victime pour limiter leur responsabilité, même en présence de dégradations manifestes de leurs voiries.
Sur le plan procédural, l’arrêt illustre la souplesse dont fait preuve le juge administratif dans l’interprétation des demandes, privilégiant une approche pragmatique permettant d’assurer l’effectivité du droit à réparation. La possibilité pour une victime non encore consolidée de solliciter une indemnisation partielle définitive de ses préjudices temporaires, tout en se réservant le droit de demander ultérieurement l’indemnisation des préjudices postérieurs et définitifs, constitue une solution équilibrée évitant de retarder excessivement l’indemnisation tout en préservant les droits de la victime.
Commentaire de l’arrêt de la CAA Lyon, 6e ch. – 16 janvier 2025, n° 24LY01300