Le jugement rendu par le tribunal administratif de Cergy-Pontoise le 11 juillet 2024 offre une illustration particulièrement instructive des questions de répartition des compétences en matière de voirie et d’assainissement entre communes et établissements publics de coopération intercommunale. Cette décision mérite une analyse approfondie tant pour les précisions qu’elle apporte sur l’articulation des responsabilités que pour sa méthode d’évaluation des préjudices corporels d’une victime âgée.
Les faits et la procédure
L’affaire trouve son origine dans un accident survenu le 14 avril 2019 à Saint-Leu-la-Forêt. Madame Andrée D, alors âgée de 86 ans, a chuté en raison de la présence d’une plaque d’égout descellée sur le trottoir. Les conséquences de cette chute se sont révélées particulièrement graves pour cette personne âgée. Elle a été prise en charge par les sapeurs-pompiers et transportée au centre hospitalier Simone Veil d’Eaubonne où ont été diagnostiqués des lésions traumatiques et des hématomes sur les deux jambes. Une intervention chirurgicale a dû être pratiquée le 19 avril suivant afin d’évacuer ces hématomes. Madame D n’a pu regagner son domicile que le 29 avril 2019 et a nécessité des soins infirmiers jusqu’à la fin de l’année 2019 en raison de difficultés de cicatrisation.
La procédure contentieuse a été initiée rapidement après l’accident. Dès le 18 avril 2019, la fille de la victime a adressé une demande d’indemnisation préalable à la commune de Saint-Leu-la-Forêt, qui l’a rejetée le 25 avril suivant, rejet confirmé par son assureur, la SMACL Assurances, le 30 avril. Par un courrier du 9 octobre 2019, Madame D a également saisi la communauté d’agglomération Val Parisis d’une demande d’indemnisation préalable, qui a été rejetée par son assureur le 9 novembre suivant. Une expertise médicale a été ordonnée par le tribunal le 3 juin 2021 et confiée au docteur B, chirurgien orthopédique et traumatologique, qui a rendu son rapport le 2 septembre 2021.
Un élément procédural particulier mérite d’être relevé : le décès de Madame D est intervenu en cours d’instance. Le tribunal précise que l’affaire étant en état d’être jugée à la date à laquelle il a été informé de ce décès, il y a lieu de statuer sur la requête au profit des ayants droit de la victime. Cette solution témoigne d’un pragmatisme bienvenu, évitant que le décès de la victime ne fasse obstacle à l’indemnisation de ses préjudices et de ses ayants droit.
L’établissement de la matérialité des faits et du lien de causalité
Sur le fond, le tribunal devait d’abord s’assurer de l’établissement de la réalité du préjudice et de l’existence d’un lien de causalité entre l’ouvrage public et le dommage. Cette question revêtait une importance particulière car les défenderesses contestaient tant la matérialité des faits que l’existence d’un lien de causalité.
Le tribunal s’appuie sur un faisceau d’éléments convergents pour établir les circonstances de l’accident. Il relève d’abord l’attestation du directeur des services d’incendie et de secours du Val-d’Oise du 2 mai 2019, qui confirme l’intervention des sapeurs-pompiers le 14 avril 2019 pour secourir Madame D, blessée suite à une chute dans une bouche d’égout descellée. Le compte-rendu d’hospitalisation fait également état d’une admission suite à une chute dans une bouche d’égout.
Le tribunal accorde une importance particulière à l’attestation rédigée par une passante le 7 mai 2019, qui affirme avoir vu Madame D assise, au bord de l’évanouissement, après qu’elle soit tombée en mettant un pied dans l’orifice ouvert d’un regard de branchement d’égout, sa chaussure étant tombée au fond de cet orifice. Cette attestation détaille de façon circonstanciée les efforts déployés pour extraire cette chaussure. Enfin, le tribunal souligne que dans sa réponse du 25 avril 2019, le maire de la commune a immédiatement demandé à ses services de se rendre sur place pour constater la défaillance du tampon et de la matérialiser afin qu’un tel accident ne se reproduise pas. Cette reconnaissance implicite par la commune de l’existence d’une anomalie constitue un élément important du raisonnement.
Le rapport d’expertise du docteur B confirme que les lésions ayant nécessité l’admission de Madame D à l’hôpital résultaient bien d’une chute. Au regard de l’ensemble de ces éléments convergents, le tribunal considère que la requérante établit la réalité de son préjudice et l’existence d’un lien de causalité direct entre l’ouvrage public dont elle était usagère et le dommage.
La question centrale de la répartition des compétences
L’apport principal de ce jugement réside dans l’analyse de la répartition des compétences entre la commune et la communauté d’agglomération s’agissant de l’entretien d’une bouche d’égout située sur un trottoir. Cette question, techniquement complexe, impliquait d’articuler les compétences en matière de voirie et d’assainissement.
Le tribunal commence par rappeler que le dommage subi par Madame D résulte de la chute provoquée par l’instabilité de la plaque d’égout qui n’était pas correctement fermée. Il relève que cette bouche d’égout est située sur un trottoir et constitue ainsi un ouvrage public incorporé à la voie publique, ayant la nature d’une dépendance nécessaire de celle-ci. Dans ces conditions, la commune de Saint-Leu-la-Forêt était chargée de l’entretien de la voie publique et ainsi tenue de la maintenir, avec tous ses accessoires, dans un état conforme à sa destination. Sa responsabilité est donc susceptible d’être engagée pour le défaut d’entretien de la plaque sur laquelle Madame D a chuté.
Parallèlement, le tribunal examine les compétences de la communauté d’agglomération. Il se fonde sur l’article L. 5216-5 du code général des collectivités territoriales qui prévoit que la communauté d’agglomération exerce de plein droit au lieu et place des communes membres la compétence relative à l’assainissement des eaux usées. Il rappelle également que selon l’article 133 de la loi du 7 août 2015 portant nouvelle organisation territoriale de la République, le transfert de compétences implique la substitution de plein droit de l’établissement à la collectivité dans l’ensemble de ses droits et obligations attachés à cette compétence, y compris lorsque ces obligations trouvent leur origine dans un événement antérieur au transfert.
Le tribunal en déduit que l’accident étant dû à un ouvrage public appartenant au réseau d’assainissement situé sur le territoire de la commune, la compétence en matière d’assainissement ayant été transférée à la communauté d’agglomération Val Parisis, la responsabilité de cet établissement public est également susceptible d’être engagée pour le défaut d’entretien de la plaque.
La conclusion du tribunal est particulièrement importante : la commune de Saint-Leu-la-Forêt et la communauté d’agglomération concourent conjointement à l’entretien de l’ouvrage public à l’origine de la chute de Madame D. Cette solution, qui peut sembler techniquement complexe, repose sur une analyse fine de la nature de l’ouvrage en cause. Une bouche d’égout située sur un trottoir présente en effet une double nature : elle constitue à la fois une dépendance de la voirie communale et un élément du réseau d’assainissement dont la gestion a été transférée à l’intercommunalité.
Cette approche conduit le tribunal à retenir une responsabilité solidaire de la commune et de la communauté d’agglomération, tout en fixant leur part respective de responsabilité à 50% chacune dans le cadre des appels en garantie. Cette solution équilibrée reconnaît que les deux collectivités avaient des obligations concurrentes en matière d’entretien de cet ouvrage et qu’aucune d’elles ne peut s’exonérer en invoquant la compétence de l’autre.
L’absence de faute de la victime
Sur la question de l’éventuelle faute de la victime, le tribunal adopte une position protectrice des usagers de la voie publique. La communauté d’agglomération et l’assureur de la commune faisaient valoir que la chute résultait d’un défaut de vigilance de Madame D, l’accident étant survenu le matin et le descellement d’une plaque étant visible.
Le tribunal écarte cet argument en relevant d’abord que le danger n’était pas signalé. Il souligne ensuite qu’il ne résulte pas de l’instruction que la bouche d’égout était béante mais que le couvercle de celle-ci était mal refermé ou descellé. Le tribunal considère que le danger constitué par le défaut de fermeture d’un couvercle, dont il ne résulte pas de l’instruction qu’il était visible, même de jour, et prévisible, ne constitue pas un obstacle que tout usager de la voie publique peut normalement s’attendre à rencontrer.
Cette solution se distingue de l’approche retenue dans l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Lyon commenté précédemment, où le taux d’exonération pour faute de la victime avait été fixé à 70%. La différence s’explique par les circonstances de chaque affaire. Dans le cas lyonnais, il s’agissait d’un nid-de-poule d’un mètre de long largement visible dans un secteur droit sans obstacle à la visibilité. En l’espèce, il s’agit d’un couvercle mal refermé, anomalie beaucoup moins perceptible pour un piéton, même attentif. Par ailleurs, l’âge avancé de la victime, 86 ans, constitue sans doute un élément implicite d’appréciation, même si le tribunal ne le mentionne pas expressément dans son raisonnement.
Le tribunal en conclut qu’aucune faute ne peut être reprochée à Madame D et que les dommages ont été intégralement causés par le défaut d’entretien de la plaque d’égout, engageant la responsabilité solidaire de la commune et de la communauté d’agglomération.
L’évaluation détaillée des préjudices
Le jugement présente un intérêt particulier pour sa méthode d’évaluation des différents chefs de préjudice d’une personne âgée victime d’un accident de la voie publique. Le tribunal fixe la date de consolidation de l’état de santé de Madame D au 14 octobre 2019, soit six mois après l’accident, conformément aux conclusions du rapport d’expertise.
S’agissant de l’assistance par tierce personne, le tribunal rappelle la méthodologie applicable. Lorsque le juge administratif indemnise la nécessité de recourir à l’aide d’une tierce personne, il détermine le montant de l’indemnité en fonction des besoins de la victime et des dépenses nécessaires pour y pourvoir. Il doit se fonder sur un taux horaire déterminé par référence soit au montant des salaires augmentés des cotisations sociales, soit aux tarifs des organismes offrant de telles prestations, sans être lié par les débours effectifs et sans tenir compte de la circonstance que l’aide a été ou pourrait être apportée par un membre de la famille.
Le tribunal relève que Madame D a eu besoin de l’assistance d’une tierce personne une heure et demie par jour du 24 avril au 24 juin 2019, soit pendant soixante-deux jours, puis quatre heures par semaine du 25 juin au 30 septembre 2019, soit pendant quatre-vingt-dix-huit jours. Pour calculer l’indemnisation, le tribunal tient compte des congés payés et jours fériés en se fondant sur une année de 412 jours et retient un taux horaire moyen de 20 euros, tenant compte des cotisations dues par l’employeur et des majorations de rémunération pour travail du dimanche. L’indemnisation est fixée à 3.400 euros, montant supérieur aux 2.640 euros réclamés par la victime.
Pour le déficit fonctionnel temporaire, le tribunal distingue plusieurs périodes. Il fixe l’indemnisation à 1.100 euros, montant inférieur aux 1.951,50 euros réclamés.
Les souffrances endurées, évaluées par l’expert à 2,5 sur une échelle de 1 à 7, sont indemnisées à hauteur de 3.000 euros, montant inférieur aux 5.000 euros réclamés. Le déficit fonctionnel permanent, estimé à 3% par l’expert, est indemnisé à hauteur de 3.000 euros pour une femme âgée de quatre-vingt-sept ans à la date de consolidation, montant inférieur aux 3.600 euros réclamés. Le préjudice esthétique permanent, évalué à 1 sur une échelle de 1 à 7, est fixé à 1.000 euros, montant très inférieur aux 3.000 euros réclamés.
Enfin, s’agissant du préjudice d’agrément, l’expert avait retenu l’existence d’un tel préjudice imputable à 50% à l’accident. Le tribunal constate que la chute a participé à la perte d’autonomie de Madame D et à son impossibilité de poursuivre les activités culturelles, religieuses et sportives auxquelles elle participait avant sa chute. Il fixe l’indemnisation à 500 euros, montant très inférieur aux 5.000 euros réclamés.
Au total, les préjudices corporels de Madame D sont évalués à 12.000 euros, montant nettement inférieur aux 21.191,50 euros réclamés. Cette évaluation restrictive témoigne d’une jurisprudence constante en matière d’indemnisation des personnes âgées, qui fait l’objet de critiques récurrentes. Le déficit fonctionnel permanent d’une personne de 87 ans est nécessairement indemnisé de manière plus modeste que celui d’une personne jeune, compte tenu de l’espérance de vie restante. De même, le préjudice d’agrément est évalué de manière mesurée, la victime ayant déjà un âge avancé limitant ses activités.
Cette approche actuarielle de l’indemnisation des préjudices corporels des personnes âgées soulève d’importantes questions éthiques et juridiques. Elle peut sembler contraire au principe de réparation intégrale du préjudice et conduire à une forme de discrimination fondée sur l’âge. Toutefois, elle correspond à une jurisprudence bien établie qui tient compte de la durée prévisible pendant laquelle les préjudices seront subis.
L’indemnisation de la CPAM
S’agissant des demandes de la CPAM du Val-d’Oise, le tribunal fait droit à l’intégralité de ses prétentions. La caisse établit avoir exposé des débours d’un montant total de 24.079,49 euros, comprenant des frais hospitaliers de 23.058 euros, des frais médicaux de 748,15 euros, des frais pharmaceutiques de 19,80 euros, des frais d’appareillage de 89,04 euros et des frais de transport de 164,50 euros, tous en lien direct et certain avec l’accident.
Le tribunal condamne en outre les défenderesses à verser à la CPAM la somme de 1.191 euros au titre de l’indemnité forfaitaire de gestion prévue par l’article L. 376-1 du code de la sécurité sociale. Cette indemnité, qui permet à la caisse de couvrir ses frais de traitement du dossier, constitue un accessoire systématique de l’action récursoire des organismes de sécurité sociale.
Le montant particulièrement élevé des débours de la CPAM, près de 24.000 euros, contraste avec l’indemnisation relativement modeste des préjudices personnels de la victime, 12.000 euros. Cette disproportion témoigne du coût important des soins hospitaliers pour une personne âgée polytraumatisée, qui a nécessité une hospitalisation de quinze jours et une intervention chirurgicale. Elle illustre également l’importance de l’action récursoire des caisses de sécurité sociale, qui permet de faire supporter par les responsables le coût réel des soins dispensés aux victimes.
Le règlement des appels en garantie
Le tribunal se prononce enfin sur les appels en garantie croisés formés par les différentes parties. La communauté d’agglomération demandait à ce que la commune et son assureur la garantissent de toute condamnation prononcée à son encontre, tandis que la commune et son assureur sollicitaient symétriquement la garantie de la communauté.
Le tribunal tranche cette question en cohérence avec son analyse de la répartition des compétences. Dès lors que la commune et la communauté d’agglomération sont conjointement chargées de l’entretien de la plaque d’égout litigieuse, leur part de responsabilité peut être fixée à 50% chacune. Il condamne donc la commune de Saint-Leu-la-Forêt et son assureur à garantir la communauté d’agglomération à hauteur de 50% des condamnations prononcées à son encontre, et réciproquement.
Cette solution, qui organise un partage égalitaire de la charge définitive de l’indemnisation entre les deux collectivités, présente l’avantage de la clarté et de la simplicité. Elle évite que l’une des deux collectivités supporte seule le coût de l’indemnisation alors que les deux avaient des obligations concurrentes en matière d’entretien de l’ouvrage.
Sur le plan pratique, cette condamnation solidaire avec partage à 50% présente un intérêt majeur pour les victimes. Elle leur permet d’obtenir le paiement intégral de leur indemnisation auprès de n’importe laquelle des collectivités condamnées ou de leurs assureurs, sans avoir à se préoccuper de la répartition interne de la charge entre elles. Le règlement des comptes entre les codébiteurs solidaires relève ensuite de leurs rapports internes et n’affecte pas les droits de la victime.
Enseignements de la décision
Ce jugement apporte plusieurs enseignements importants pour la pratique du contentieux de la responsabilité des collectivités territoriales en matière de voirie. Il précise d’abord les contours de la répartition des compétences entre communes et intercommunalités s’agissant d’ouvrages présentant une double nature, à la fois dépendances de la voirie et éléments du réseau d’assainissement. La solution retenue, qui consiste à reconnaître une responsabilité partagée plutôt qu’à rechercher quelle collectivité aurait la compétence exclusive, témoigne d’un pragmatisme bienvenu. Elle évite les débats stériles sur la qualification juridique précise de l’ouvrage et se concentre sur l’effectivité de l’indemnisation des victimes.
Le jugement illustre également la rigueur avec laquelle le juge administratif vérifie le respect des obligations procédurales par les administrations. L’absence de mention des voies et délais de recours dans les décisions de rejet rend le délai contentieux inopposable, principe protecteur des administrés qui mérite d’être rappelé. Les collectivités territoriales et leurs assureurs doivent être particulièrement vigilants sur ce point, sous peine de voir des recours formés plusieurs années après les faits déclarés recevables.
Sur le fond, le jugement confirme que l’absence de faute de la victime constitue la règle en matière de défaut d’entretien de la voirie, sauf circonstances très particulières. Un défaut d’entretien non signalé, même survenu de jour, ne permet généralement pas de retenir une faute d’inattention de l’usager. Cette jurisprudence protectrice est particulièrement importante pour les personnes âgées, dont les capacités de vigilance et de réaction peuvent être diminuées.
L’évaluation des préjudices illustre en revanche les limites du système indemnitaire pour les victimes âgées. Les montants alloués, bien qu’ils correspondent à une jurisprudence établie, peuvent sembler insuffisants au regard de la gravité des conséquences de l’accident pour une personne de 86 ans. La perte d’autonomie et l’impossibilité de poursuivre ses activités habituelles représentent pour une personne âgée un préjudice considérable, qui n’est que partiellement compensé par l’indemnisation accordée.
Enfin, ce jugement rappelle l’importance de l’expertise médicale dans l’évaluation des préjudices corporels. Le rapport de l’expert constitue la base de l’évaluation du juge, qui s’en écarte rarement sur les aspects médicaux. La qualité de l’expertise et la précision des conclusions de l’expert sont donc déterminantes pour l’issue du litige. Pour les victimes et leurs conseils, le choix de l’expert et le suivi de l’expertise constituent des moments cruciaux de la procédure.
TA Cergy-Pontoise, 7e ch., 11 juil. 2024, n° 2005080