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Nuisances sonores, organisation de barbecue et tensions avec le voisinage : annulation d’un arrêté anti-rassemblement

Le juge des référés du Tribunal administratif de Lille suspend dans cette ordonnance un arrêté municipal interdisant certains rassemblements sur le territoire communal. Cette décision illustre de manière exemplaire le contrôle de proportionnalité que le juge administratif exerce sur les mesures de police municipale, particulièrement lorsqu’elles portent atteinte aux libertés fondamentales de circulation et de réunion. Elle rappelle qu’une mesure de police ne peut être générale lorsqu’elle vise en réalité une situation localisée spécifique.

Un contexte local tendu

La commune de Saint-André-lez-Lille était confrontée depuis juillet 2023 à une situation de troubles à l’ordre public liée à l’occupation prolongée d’une portion d’environ quarante mètres de voie publique située devant la « Halte Saint-Jean », un établissement d’accueil. Cette occupation se manifestait par l’installation de barbecues sans dispositif de sécurité, des consommations d’alcool sur la voie publique, des nuisances sonores et l’obstruction de places de stationnement et du trottoir. Les riverains, excédés par cette situation, avaient alerté la mairie par une pétition, et malgré les interventions de la police municipale et une décision judiciaire, les troubles persistaient.

Face à cette situation, la maire a pris le 16 novembre 2023 un arrêté interdisant tout rassemblement ou regroupement de personnes non lié à des manifestations publiques autorisées, entraînant des occupations abusives et prolongées du domaine public, de 8 heures à 18 heures du 15 novembre 2023 au 31 janvier 2024. L’interdiction s’appliquait dans les parcs, aux abords des parcs, à proximité des bâtiments communaux et devant les établissements recevant du public.

La Ligue des droits de l’Homme, gardienne des libertés publiques

La Ligue des droits de l’Homme a saisi le juge des référés pour demander la suspension de cet arrêté. L’intérêt à agir d’une association nationale contre un arrêté municipal à portée locale mérite d’être souligné. Le juge reconnaît implicitement cet intérêt en acceptant d’examiner le recours au fond. Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence selon laquelle une association ayant un ressort national peut contester une décision locale lorsque celle-ci soulève des questions qui, par leur nature et leur objet, excèdent les seules circonstances locales, notamment en matière de libertés publiques.

La défense des libertés fondamentales figurant au cœur de l’objet statutaire de la Ligue, celle-ci dispose d’un intérêt légitime à contester toute mesure portant atteinte à la liberté d’aller et venir ou à la liberté de réunion, quand bien même cette mesure serait prise par une petite commune.

Le décalage entre les troubles constatés et la portée de l’interdiction

Le cœur du raisonnement du juge réside dans l’analyse de la proportionnalité de la mesure. Le juge constate l’existence de troubles réels à l’ordre public, caractérisés et localisés sur une portion de quarante mètres de la rue du Général Leclerc et, dans une moindre mesure, devant la mairie située à quelques centaines de mètres. Ces troubles sont documentés par des interventions policières récentes, notamment fin novembre et début décembre 2023.

Toutefois, le juge relève un décalage manifeste entre la nature très localisée de ces troubles et la portée générale de l’interdiction édictée. L’arrêté vise en effet l’ensemble du territoire communal en interdisant les rassemblements dans les parcs, aux abords des parcs, à proximité des bâtiments communaux et devant tous les établissements recevant du public. Cette formulation englobe potentiellement une part très importante de l’espace public communal.

Le juge souligne que les motifs de l’arrêté sont rédigés en des termes généraux quant aux troubles identifiés et que les localisations géographiques visées ne correspondent pas à la réalité des désordres constatés. Il en déduit que l’interdiction ne viserait pas essentiellement à prévenir les troubles précités. Cette formulation est particulièrement sévère : elle suggère que l’arrêté poursuit potentiellement un autre objectif que celui officiellement affiché, ou à tout le moins qu’il va bien au-delà de ce qui serait nécessaire pour répondre à la situation problématique identifiée.

Le principe de proportionnalité comme garde-fou

L’ordonnance rappelle un principe cardinal du droit de la police administrative : les interdictions édictées au titre des pouvoirs de police municipale doivent être strictement proportionnées à leur nécessité. Ce principe découle directement de l’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales qui confère au maire le pouvoir de prendre les mesures nécessaires pour assurer le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques.

La proportionnalité s’apprécie tant dans le temps que dans l’espace. En l’espèce, l’interdiction pour une durée de deux mois et demi sur l’ensemble des espaces publics de la commune apparaît manifestement excessive au regard de troubles circonscrits à un lieu précis. Le moyen tiré du caractère général et disproportionné de la mesure est donc de nature à faire naître un doute sérieux sur sa légalité.

Une atteinte grave et immédiate aux libertés fondamentales

Sur la condition d’urgence, le juge reconnaît sans difficulté que l’arrêté porte une atteinte grave et immédiate à la liberté d’aller et venir et à la liberté de réunion des personnes appelées à se déplacer sur l’ensemble du territoire de la commune. La formulation est importante : l’atteinte ne concerne pas seulement les personnes à l’origine des troubles, mais potentiellement tous les habitants et visiteurs de la commune.

La commune faisait valoir que les vives tensions générées par l’occupation justifiaient le maintien de l’arrêté. Le juge rejette cet argument en relevant qu’au regard du caractère disproportionné de l’arrêté, aucun intérêt public suffisant ne s’attache à son maintien sur l’ensemble du territoire communal. Cette position témoigne d’une mise en balance rigoureuse : l’intérêt public à maintenir l’ordre dans une rue ne peut justifier une restriction généralisée des libertés sur tout le territoire communal.

Enseignements pratiques pour les collectivités

Cette ordonnance délivre un message clair aux maires confrontés à des troubles localisés à l’ordre public. Les arrêtés de police doivent être ciblés et adaptés à la situation qu’ils entendent traiter. Plutôt que d’édicter une interdiction générale sur l’ensemble du territoire communal, la maire aurait dû circonscrire l’interdiction à la portion de voie publique effectivement troublée et aux abords immédiats de la mairie.

L’ordonnance rappelle également que l’existence d’un arsenal pénal permettant de sanctionner certains comportements (consommation d’alcool sur la voie publique, nuisances sonores, occupation illégale du domaine public) ne dispense pas le maire de ses obligations de police administrative, mais limite corrélativement l’étendue des interdictions générales qu’il peut édicter. La police administrative doit être préventive et proportionnée, non punitive et générale.

Pour les avocats et associations défendant les libertés publiques, cette décision confirme l’efficacité du référé suspension face aux arrêtés municipaux portant atteinte de manière disproportionnée aux libertés de circulation et de réunion.

TA Lille, 26 déc. 2023, n° 2310404.