Le tribunal administratif de Montpellier, dans un jugement rendu le 8 janvier 2025, apporte des précisions utiles sur le régime de responsabilité applicable aux dommages causés par le développement racinaire des arbres plantés sur la voie publique. Cette décision illustre la mise en œuvre des principes de responsabilité sans faute du fait des ouvrages publics, tout en rappelant les limites de l’exonération pour faute de la victime dans ce type de contentieux.
Les circonstances du litige
La requérante était propriétaire depuis 1991 d’une maison d’habitation située quartier La Prade à Carcassonne. À l’occasion de travaux de réfection de sa pelouse, elle a découvert que le système racinaire de plusieurs micocouliers plantés par la commune en bordure de la voie publique s’était développé dans le sous-sol de sa propriété. Les racines ressurgissaient notamment au bord de sa piscine et sur son terrain, causant des dégradations importantes à la pelouse. Un dispositif anti-racines a été posé par la commune les 26 et 27 avril 2021, et la propriétaire a ensuite procédé à la réfection totale de sa pelouse en mai 2022.
La requérante réclamait à la commune de Carcassonne une indemnisation de 6 624,88 euros toutes taxes comprises, correspondant d’une part aux travaux de réfection de la pelouse pour un montant de 2 906,88 euros, et d’autre part à la réparation du mur de clôture pour 3 718 euros, qu’elle attribuait également à la poussée racinaire. La commune contestait le principe même de sa responsabilité, arguant que la propriétaire avait connaissance du risque et avait laissé la situation s’aggraver, et subsidiaiirement la réalité et l’étendue des préjudices invoqués.
Le régime de responsabilité sans faute applicable
Le tribunal rappelle d’emblée le principe fondamental en matière de responsabilité du fait des ouvrages publics. Le maître d’ouvrage est responsable, même en l’absence de faute, des dommages que les ouvrages publics dont il a la garde peuvent causer aux tiers tant en raison de leur existence que de leur fonctionnement. Cette responsabilité sans faute, bien établie dans la jurisprudence administrative, constitue une garantie essentielle pour les victimes de dommages causés par les ouvrages publics.
Pour que cette responsabilité soit engagée, le dommage doit revêtir un caractère anormal et spécial. Cette exigence traduit l’idée que les contraintes normales de voisinage avec un ouvrage public doivent être supportées par les tiers sans indemnisation, conformément au principe d’égalité devant les charges publiques. En revanche, dès lors que le préjudice excède ces inconvénients normaux, il doit être pris en charge par la collectivité publique responsable de l’ouvrage.
Le jugement précise utilement que les tiers ne sont pas tenus de démontrer le caractère grave et spécial du préjudice lorsque le dommage présente un caractère accidentel. Cette distinction entre dommage permanent, lié à l’existence même de l’ouvrage, et dommage accidentel, résultant d’un événement particulier, a des conséquences importantes sur la charge de la preuve pesant sur la victime. Dans le cas d’espèce, la poussée racinaire et ses conséquences peuvent être analysées comme un dommage de travaux publics présentant certaines caractéristiques du dommage accidentel, même si le phénomène s’est développé progressivement.
L’appréciation du caractère anormal et spécial du dommage
Le tribunal considère que le dommage subi par la propriétaire présente bien un caractère anormal et spécial justifiant l’engagement de la responsabilité de la commune. Cette appréciation repose sur plusieurs éléments cumulatifs que le juge administratif examine avec attention.
D’abord, la nature du dommage est prise en compte. Le développement du système racinaire dans le sous-sol de la propriété privée, avec résurgence des racines au bord de la piscine et sur le terrain, constitue une atteinte matérielle tangible qui va au-delà des simples désagréments de voisinage avec un ouvrage public. L’ampleur de l’invasion racinaire, qualifiée de généralisée sur la parcelle par les experts, témoigne d’une situation anormale.
Ensuite, le coût des travaux nécessaires pour remédier à cette situation est un élément déterminant. Le tribunal relève explicitement que le montant des travaux de réfection nécessaires pour mettre fin au désordre excède la charge qu’il incombe normalement à la propriétaire de supporter en qualité de tiers d’un ouvrage public. Cette considération économique permet de mesurer objectivement le degré de gravité du préjudice et de le situer au-delà du seuil de l’anormalité.
Il est intéressant de noter que le tribunal ne retient pas de différence selon que les arbres auraient été plantés avant ou après l’installation de la propriétaire sur les lieux. Cette position pragmatique évite de créer des régimes de responsabilité différenciés qui seraient source de complexité et d’inégalité entre les victimes de dommages similaires.
Le rejet de l’exonération pour faute de la victime
La commune de Carcassonne tentait d’échapper à sa responsabilité en invoquant une faute de la victime. Elle soutenait que la propriétaire avait connaissance du caractère prévisible de la poussée racinaire lors de l’érection du mur de clôture et qu’elle avait laissé le dommage s’aggraver en ne réagissant pas plus tôt. Cette argumentation s’inscrivait dans le cadre de la jurisprudence relative à l’exposition en connaissance de cause au risque.
Le tribunal rappelle le principe jurisprudentiel applicable en la matière. Lorsqu’il est soutenu qu’une partie s’est exposée en connaissance de cause au risque dont la réalisation a causé les dommages, il appartient au juge d’apprécier si, d’une part, des éléments révélant l’existence d’un tel risque existaient à la date à laquelle cette partie est réputée s’y être exposée et, d’autre part, si la partie en cause avait connaissance de ces éléments et était en mesure d’en déduire qu’elle s’exposait à un risque lié à la présence ou au fonctionnement d’un ouvrage public.
En l’espèce, le tribunal rejette catégoriquement l’argument de la commune en s’appuyant sur plusieurs éléments factuels décisifs. Premièrement, l’analyse chronologique montre que les arbres ont été plantés au cours des années 2000, alors que la maison de la requérante avait été construite au XVIIIe siècle. Cette antériorité de la propriété privée par rapport à la plantation des arbres fait obstacle à l’argument selon lequel la propriétaire se serait installée en connaissance d’un risque existant.
Deuxièmement, et cet élément est particulièrement important, le tribunal constate que la poussée racinaire était masquée par la présence de la pelouse et n’a été mise à jour qu’à l’occasion des travaux de réfection ayant nécessité un labourage du terrain. Cette circonstance démontre que la propriétaire ne pouvait avoir connaissance de l’ampleur du problème avant d’avoir entrepris ces travaux. L’absence de visibilité du phénomène fait obstacle à la caractérisation d’une quelconque négligence de sa part.
Troisièmement, le tribunal prend en compte les incertitudes inhérentes à l’évolution du système racinaire. Cette considération est essentielle car elle traduit la difficulté, même pour un propriétaire attentif, d’anticiper le développement futur des racines d’arbres plantés sur la voie publique. La collectivité ne peut reprocher à un particulier de ne pas avoir prévu un phénomène dont l’évolution est par nature incertaine et dépend de multiples facteurs.
Le jugement apporte également une précision importante concernant la fragilité ou la vulnérabilité de l’immeuble endommagé. Le tribunal rappelle que ces éléments ne peuvent être pris en compte pour atténuer la responsabilité du maître de l’ouvrage, sauf lorsqu’ils sont eux-mêmes imputables à une faute de la victime. En dehors de cette hypothèse, la fragilité éventuelle du bien ne peut être retenue que pour évaluer le montant du préjudice indemnisable. Ce principe, favorable aux victimes, évite que celles-ci soient pénalisées en raison de caractéristiques intrinsèques de leur propriété qui ne résultent d’aucune faute de leur part.
La question du lien de causalité et l’étendue de l’indemnisation
Si le tribunal retient le principe de la responsabilité de la commune, il procède à une analyse rigoureuse du lien de causalité entre le fait dommageable et les différents préjudices invoqués par la requérante. Cette démarche illustre l’exigence de preuve qui pèse sur la victime quant à la réalité et à l’étendue de son préjudice.
S’agissant des dégradations au mur de clôture, pour lesquelles la requérante réclamait 3 718 euros, le tribunal considère que le lien de causalité n’est pas établi. Bien que l’expert missionné par la commune ait relevé une fissuration du mur, la requérante n’a pas démontré que cette fissuration avait été directement causée par la poussée racinaire constatée par ailleurs sur son terrain aux abords de la plage de piscine. Le juge administratif se montre ici particulièrement attentif à la nécessité d’établir un lien direct et certain entre le fait générateur et le dommage allégué. La simple proximité géographique ou la concomitance temporelle ne suffisent pas à établir ce lien.
En revanche, concernant les travaux de réfection de la pelouse évalués à 2 906,88 euros, le lien de causalité est clairement établi. Les deux rapports d’expertise concordent pour constater que la présence des racines était généralisée sur la parcelle et plus particulièrement sur la partie engazonnée du terrain. Cette convergence des constats d’expertise permet au tribunal de retenir avec certitude l’existence d’un lien de causalité entre la poussée racinaire des arbres communaux et la dégradation de la pelouse.
La commune contestait subsidiairement la nécessité de procéder à une réfection totale de la pelouse, suggérant qu’une intervention partielle aurait pu suffire. Le tribunal écarte cet argument en s’appuyant sur plusieurs éléments tirés des expertises. D’une part, l’expert missionné par la commune avait lui-même relevé sur photographies le parfait entretien de l’ancienne parcelle engazonnée, notant que l’arrosage très fréquent de la pelouse par la requérante avait dirigé les racines vers cet espace humidifié propice à leur croissance. Cette observation, loin de constituer une faute de la victime, traduit au contraire un entretien normal et soigneux de sa propriété.
D’autre part, les deux rapports d’expertise ont constaté que la présence des racines était généralisée, justifiant une intervention sur l’ensemble de la surface engazonnée de 160 m². Le tribunal fait ainsi prévaloir une approche réaliste et globale de la réparation, refusant d’imposer à la victime une remise en état partielle qui n’aurait pas permis de restaurer l’intégrité et l’esthétique de son jardin.
Les modalités financières de la condamnation
Le jugement fixe l’indemnisation à hauteur de 2 906,88 euros toutes taxes comprises, correspondant au coût des travaux de réfection de la pelouse effectivement réalisés le 16 mai 2022. Cette somme correspond à un préjudice matériel certain et justifié, les travaux ayant été réalisés après que la commune a fait procéder à la pose du système anti-racines sous la voie publique.
S’agissant des intérêts moratoires, le tribunal applique le principe selon lequel ceux-ci courent à compter du jour où la demande de paiement du principal est parvenue au débiteur ou, en l’absence d’une telle demande préalable, à compter du jour de la saisine du juge. En l’espèce, la requérante ayant adressé une demande préalable à la commune reçue le 29 novembre 2022, c’est à compter de cette date que les intérêts au taux légal sont dus. Cette solution rappelle l’importance de la demande préalable, qui permet non seulement de satisfaire à une condition de recevabilité du recours contentieux en matière de plein contentieux indemnitaire, mais aussi de fixer le point de départ des intérêts moratoires.
Les enseignements pratiques pour les collectivités et les propriétaires
Cette décision appelle plusieurs observations pratiques qui intéressent tant les collectivités territoriales que les propriétaires riverains d’arbres plantés sur le domaine public.
Pour les collectivités territoriales, ce jugement constitue un rappel de leurs obligations en matière d’entretien et de surveillance des arbres d’alignement. La responsabilité sans faute qui pèse sur elles les expose à des condamnations indemnitaires dès lors que les dommages causés présentent un caractère anormal et spécial. Cette responsabilité ne peut être écartée par la seule invocation de l’antériorité des arbres ou de la connaissance supposée du risque par les riverains. Les collectivités doivent donc mettre en place une gestion préventive de leur patrimoine arboré, incluant notamment la surveillance du développement racinaire et, le cas échéant, l’installation de dispositifs anti-racines lors de la plantation ou ultérieurement.
L’impossibilité d’invoquer utilement la faute de la victime dans des situations où le développement racinaire est progressif et masqué renforce encore la nécessité d’une vigilance proactive de la part des gestionnaires du domaine public. Les collectivités ne peuvent se contenter d’attendre les réclamations des riverains mais doivent organiser une surveillance régulière de leurs arbres, particulièrement lorsqu’ils sont plantés à proximité de propriétés privées.
Pour les propriétaires riverains, cette décision confirme la protection dont ils bénéficient face aux dommages causés par les arbres publics. Ils peuvent obtenir réparation sans avoir à démontrer une faute de la collectivité, dès lors que le préjudice subi présente un caractère anormal et spécial. La décision rappelle toutefois l’importance de bien documenter l’étendue des dommages et d’établir avec précision le lien de causalité entre la poussée racinaire et chacun des préjudices invoqués. Le recours à une expertise amiable, voire contradictoire, apparaît souvent indispensable pour caractériser de manière incontestable la réalité et l’ampleur des dégradations.
Les propriétaires doivent également être attentifs aux modalités de la demande préalable, qui conditionne non seulement la recevabilité de leur recours mais aussi le point de départ des intérêts moratoires. Une demande préalable précise, chiffrée et accompagnée de justificatifs solides (devis, expertises, photographies) permettra d’accélérer la résolution du litige et, le cas échéant, de maximiser l’indemnisation obtenue devant le juge.
Conclusion
Le jugement du tribunal administratif de Montpellier du 8 janvier 2025 s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence administrative relative à la responsabilité sans faute du fait des ouvrages publics, tout en apportant des précisions utiles sur son application aux dommages causés par les arbres d’alignement. L’équilibre recherché par le juge administratif entre la protection des propriétaires riverains et la préservation du patrimoine arboré des collectivités se manifeste dans une analyse rigoureuse tant du caractère anormal et spécial du préjudice que du lien de causalité entre le fait dommageable et les différentes têtes de préjudice invoquées.
Cette décision rappelle également que la responsabilité sans faute, si elle facilite l’indemnisation des victimes en les dispensant de la preuve d’une faute, ne les exonère pas pour autant de démontrer avec précision la réalité et l’étendue de leur préjudice. La rigueur probatoire demeure une exigence fondamentale du contentieux indemnitaire administratif, que la responsabilité soit fondée sur la faute ou qu’elle soit sans faute.
Dans un contexte où les collectivités territoriales sont de plus en plus soucieuses de préserver et de développer leur patrimoine arboré pour des raisons écologiques et climatiques, la question des relations de voisinage entre arbres publics et propriétés privées continuera de susciter des contentieux. La jurisprudence devra ainsi continuer à tracer les contours d’un équilibre satisfaisant entre l’intérêt général attaché à la présence d’arbres en milieu urbain et la protection légitime des droits des propriétaires riverains contre les atteintes excessives à leur propriété.
Décision commentée: TA Montpellier, 5 fevr. 2025, n° 2407208