Le juge des référés du Tribunal administratif de Rouen a rendu le 4 novembre 2025 une ordonnance qui illustre parfaitement les limites du pouvoir des communes en matière de gestion des locaux scolaires. En suspendant l’exécution d’une délibération municipale qui désaffectait plusieurs salles d’une école, le juge rappelle qu’en dépit de leur qualité de propriétaire des bâtiments, les communes ne peuvent disposer librement des locaux affectés au service public de l’enseignement.
L’affaire concerne la commune de Ménilles, dans l’Eure, dont le conseil municipal avait décidé le 26 septembre 2025 de déclasser du domaine public vers le domaine privé et de désaffecter, jusqu’en décembre 2025, plusieurs espaces situés dans l’enceinte de son école : le bureau attenant à la classe 1, la classe 1 elle-même, la salle violette et le bureau attenant. Cette désaffectation, même temporaire puisque limitée à quelques mois, portait donc sur des surfaces substantielles de l’établissement scolaire.
Le préfet de l’Eure réagit avec une célérité remarquable. Dès le 16 octobre 2025, soit trois semaines après la délibération contestée, il saisit le juge des référés d’une demande de suspension sur le fondement de l’article L. 554-1 du code de justice administrative, tout en formant parallèlement un recours au fond visant à l’annulation de la délibération. Cette double saisine témoigne d’une stratégie contentieuse parfaitement maîtrisée : obtenir rapidement la suspension de la décision pour éviter qu’elle ne produise ses effets, tout en préparant le terrain pour une annulation définitive.
Le cadre juridique du référé suspension introduit par le représentant de l’État bénéficie d’un régime particulièrement favorable. Contrairement au référé suspension de droit commun qui exige la démonstration d’une urgence et d’un doute sérieux sur la légalité, le déféré préfectoral permet d’obtenir la suspension dès lors qu’un des moyens invoqués paraît propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de l’acte attaqué. L’urgence est ici présumée, ce qui dispense le préfet d’avoir à la démontrer. Par ailleurs, le juge dispose d’un délai d’un mois pour statuer, délai respecté en l’espèce puisque l’ordonnance intervient moins de trois semaines après la saisine.
Le préfet articule deux moyens à l’appui de sa demande. Le premier, d’ordre procédural, relève l’absence de saisine préalable du représentant de l’État en méconnaissance de l’article L. 2121-30 du code général des collectivités territoriales. Le second, d’ordre matériel, conteste le bien-fondé de la désaffectation au regard des nécessités du service public de l’enseignement. C’est sur le premier moyen, le plus technique mais aussi le plus incontestable, que le juge va fonder sa décision.
L’article L. 2121-30 du code général des collectivités territoriales dispose que le conseil municipal décide de la création et de l’implantation des écoles et classes élémentaires et maternelles d’enseignement public après avis du représentant de l’État dans le département. Cette formulation, qui vise expressément les créations et implantations, a fait l’objet d’une interprétation extensive par le juge administratif. Celui-ci considère que ces dispositions s’appliquent également aux décisions de désaffectation, dans une logique de symétrie : si la mise à disposition de locaux pour le service public de l’enseignement nécessite l’avis préalable du préfet, leur retrait doit obéir à la même exigence.
Cette jurisprudence se justifie pleinement au regard des enjeux en présence. Le service public de l’enseignement constitue une mission régalienne dont l’État demeure le garant, même si les communes assurent la gestion matérielle des écoles maternelles et élémentaires. Il est donc logique que le représentant de l’État puisse s’assurer que toute décision susceptible d’affecter le fonctionnement du service public soit compatible avec les besoins de la scolarisation. L’avis préalable du préfet constitue ainsi un garde-fou destiné à éviter que des considérations purement locales, voire budgétaires, ne priment sur l’intérêt général attaché à la continuité du service public.
En l’espèce, il est constant que le préfet n’a pas été consulté avant l’adoption de la délibération du 26 septembre 2025. Cette omission suffit à elle seule à créer un doute sérieux sur la légalité de la décision contestée. Le juge n’a même pas besoin d’examiner le second moyen relatif au bien-fondé de la désaffectation au regard des nécessités du service public. Le vice de procédure est patent et justifie à lui seul la suspension.
La commune de Ménilles tente néanmoins de justifier sa position en avançant trois arguments. Le premier relève de l’opportunité : le conseil municipal chercherait simplement à utiliser les locaux de manière optimale sans nuire au bon fonctionnement de l’école. Cet argument, qui pourrait éventuellement être examiné au fond si la procédure avait été respectée, est sans portée dans le cadre du référé suspension. La question n’est pas de savoir si la désaffectation est opportune ou raisonnable, mais si elle a été décidée dans le respect des formes légales.
Le deuxième argument invoqué par la commune est particulièrement révélateur d’une certaine méconnaissance du droit applicable. Elle indique que le conseil municipal n’avait pas connaissance de l’article L. 2121-30 et que le préfet n’avait pas déféré une précédente délibération portant désaffectation prise dans les mêmes conditions. Cette défense illustre une double confusion. D’une part, l’ignorance de la loi n’a jamais constitué une cause d’exonération de sa méconnaissance, principe qui vaut pour les administrés comme pour les collectivités publiques. D’autre part, l’absence de déféré préfectoral antérieur ne saurait créer un droit acquis à méconnaître la loi. Le représentant de l’État dispose d’un pouvoir d’appréciation dans l’exercice de son contrôle de légalité et peut fort bien décider de déférer certains actes et pas d’autres, sans que cela ne crée de précédent opposable.
Le troisième argument avancé par la commune est d’ordre financier : l’annulation de la délibération entraverait l’entrée de fonds nécessaires à l’entretien des bâtiments. On comprend entre les lignes que la commune envisageait probablement de louer ou d’utiliser autrement ces locaux pour en tirer des recettes. Le juge balaie cet argument en une formule lapidaire : la suspension sera ordonnée sans que puissent y faire obstacle les conséquences financières alléguées. Cette position est parfaitement cohérente avec la hiérarchie des normes et des intérêts en présence. Les considérations budgétaires d’une commune, aussi légitimes soient-elles, ne sauraient justifier la méconnaissance des règles protectrices du service public de l’enseignement.
L’ordonnance de référé ne préjuge évidemment pas de la solution qui sera adoptée au fond. Le juge se contente de constater qu’un doute sérieux existe quant à la légalité de la délibération et d’en suspendre l’exécution dans l’attente du jugement au fond. Il appartient désormais à la formation collégiale du tribunal administratif de se prononcer définitivement sur la légalité de la désaffectation décidée par le conseil municipal.
Cette décision constitue un rappel utile pour l’ensemble des communes sur les contraintes juridiques qui pèsent sur la gestion des locaux scolaires. Si les communes sont propriétaires des bâtiments et en assurent l’entretien, elles ne disposent pas pour autant d’un pouvoir discrétionnaire sur leur affectation. Toute décision de désaffectation, même temporaire, même partielle, doit être précédée de la consultation du préfet. Cette exigence n’est pas une simple formalité administrative mais une garantie essentielle de la protection du service public de l’enseignement. Les élus locaux, souvent confrontés à des contraintes budgétaires serrées et tentés d’optimiser l’utilisation de leur patrimoine immobilier, doivent intégrer cette dimension juridique dans leurs projets avant toute délibération. L’anticipation et le respect des procédures évitent les contentieux inutiles et les blocages préjudiciables à la bonne gestion communale.
TA Rouen, 4 nov. 2025, n° 2504844