Le juge des référés du Tribunal administratif de Nice a rendu le 20 octobre 2025 une ordonnance particulièrement instructive sur la protection des fonds de commerce exploités sur le domaine public. En suspendant le rejet de candidature d’une société de primeurs pour l’exploitation de cabines sur un marché municipal, le juge rappelle que l’existence d’un fonds de commerce confère à son titulaire des droits dont la préservation peut justifier l’intervention du juge de l’urgence.
L’affaire trouve son origine dans la gestion du marché des halles municipales de Menton, équipement comportant quatre-vingt-douze cabines dont l’exploitation fait l’objet d’autorisations d’occupation temporaire du domaine public. La commune avait publié le 2 septembre 2024 un avis de mise en concurrence pour l’attribution de ces autorisations pour une durée de six ans à compter du 1er février 2025. La société Primeurs B, qui exploitait les cabines 11 à 14 depuis le 21 janvier 2022, avait naturellement candidaté le 23 septembre 2024 pour continuer son activité. Pourtant, par décision du 29 janvier 2025, le maire de Menton rejetait sa candidature sans que les motifs précis de ce rejet ne transparaissent clairement dans l’ordonnance commentée.
Face à cette éviction, la société saisit le juge des référés sur le fondement de l’article L. 521-1 du code de justice administrative, qui permet d’obtenir la suspension d’une décision administrative lorsque deux conditions cumulatives sont réunies : l’urgence et l’existence d’un doute sérieux quant à la légalité de la décision contestée. Ce référé suspension constitue l’arme contentieuse par excellence pour les opérateurs économiques confrontés à des décisions leur interdisant de poursuivre leur activité, car il permet d’obtenir très rapidement, en quelques jours ou semaines, une décision provisoire qui gèle la situation en attendant le jugement au fond.
La commune de Menton tente d’abord d’échapper au débat contentieux en opposant un non-lieu à statuer. Elle soutient que la décision du 29 janvier 2025 serait devenue sans objet du fait du lancement d’une seconde procédure d’attribution à laquelle la société aurait candidaté le 31 mars 2025, candidature elle-même rejetée le 5 mai 2025. Cette défense procédurale, qui pourrait sembler habile, repose sur l’idée qu’il ne servirait à rien de suspendre une décision qui aurait été remplacée par une nouvelle décision portant sur le même objet.
Le juge des référés rejette cette argumentation avec une sévérité méritée. Il relève qu’il ne ressort pas des pièces du dossier que cette seconde procédure aurait abouti à l’attribution effective des cabines en cause. Mieux encore, il constate que lors de l’audience du 13 octobre 2025, il a été précisé que les cabines demeuraient toujours inexploitées. Cette observation est lourde de sens : elle révèle que la commune n’a pas attribué les cabines à un concurrent de la société requérante, ce qui fragilise considérablement sa position. Si le rejet de la candidature de la société Primeurs B avait été motivé par le choix d’un candidat jugé plus adapté ou plus compétitif, les cabines auraient logiquement été occupées. Leur vacance prolongée suggère au contraire soit une gestion défaillante de la procédure d’attribution, soit l’absence de candidats alternatifs sérieux.
Le juge examine ensuite la condition d’urgence, élément central du référé suspension. C’est ici que la décision prend toute sa portée en matière de droit économique. Le raisonnement du juge s’appuie sur l’article L. 2124-32-1 du code général de la propriété des personnes publiques, disposition adoptée en 2014 qui a marqué une véritable révolution dans le droit du domaine public en reconnaissant la possibilité de constituer un fonds de commerce sur le domaine public sous réserve de l’existence d’une clientèle propre.
Cette reconnaissance législative a mis fin à des décennies de jurisprudence hostile à l’idée même qu’un commerçant puisse se constituer un patrimoine commercial sur un espace appartenant à une personne publique. Désormais, lorsqu’un exploitant développe une clientèle propre, distincte de la fréquentation naturelle du domaine public, il détient un véritable actif économique susceptible d’être valorisé, cédé et protégé juridiquement. Cette évolution législative visait notamment à faciliter l’accès au crédit des commerçants exploitant sur le domaine public, en leur permettant de donner leur fonds en garantie.
C’est précisément cette dimension patrimoniale que le juge met en avant pour caractériser l’urgence. Il constate que la société requérante a dû cesser toute activité commerciale du fait de la décision contestée et que cette cessation risque de provoquer à brève échéance la complète dévalorisation du fonds de commerce qu’elle détient. Cette formulation est importante car elle établit un lien de causalité direct entre la décision administrative et le préjudice économique irréversible qui menace l’entreprise.
La dévalorisation d’un fonds de commerce est en effet un processus rapide et difficile à inverser. Un fonds sans exploitation perd sa clientèle, son chiffre d’affaires tombe à zéro, sa valeur de cession s’effondre. Si l’entreprise a contracté un emprunt pour acquérir ce fonds, comme c’est apparemment le cas en l’espèce puisque la société invoque le remboursement de mensualités, elle se retrouve dans l’impossibilité d’honorer ses engagements financiers tout en continuant à supporter les charges liées au fonds. Cette situation peut rapidement conduire à la mise en liquidation judiciaire de l’entreprise, préjudice manifestement irréversible qui justifie pleinement l’intervention du juge de l’urgence.
Sur le doute sérieux quant à la légalité, le juge se montre relativement laconique mais efficace. Il retient qu’en l’état de l’instruction, le moyen tiré de l’erreur manifeste d’appréciation au regard de l’annexe 3 à la convention d’occupation du 29 juillet 2011 est susceptible d’entacher la décision d’un doute sérieux. Cette annexe, signée le 25 novembre 2022, prévoyait une exploitation des cabines pendant cinq ans à compter de sa signature. Or, la décision de rejet intervient le 29 janvier 2025, soit à peine deux ans après la signature de cet avenant.
On mesure ici toute l’incohérence de la position communale. Comment justifier d’avoir accordé en 2022 une autorisation courant sur cinq ans, puis de rejeter en 2025 la candidature du même exploitant dans le cadre d’une nouvelle procédure d’attribution ? Si la commune estimait dès 2022 que cet exploitant méritait de bénéficier d’une autorisation de longue durée, sur quelle base pouvait-elle légitimement rejeter sa candidature moins de trois ans plus tard ? Le juge ne tranche évidemment pas définitivement cette question au stade du référé, mais il estime à juste titre qu’un doute sérieux existe sur la légalité d’un revirement aussi brutal et apparemment non motivé.
Les deux conditions étant réunies, le juge ordonne la suspension de la décision de rejet. Mais il ne s’arrête pas là et prononce des injonctions particulièrement protectrices. D’une part, il enjoint à la commune de réexaminer la candidature dans un délai de quinze jours. D’autre part, et c’est remarquable, il ordonne à la commune d’autoriser la société à reprendre son activité commerciale dans les cabines dans l’attente de la nouvelle décision. Cette injonction provisoire constitue une mesure d’une grande efficacité pratique : elle permet à l’entreprise de rouvrir immédiatement, de reconstituer son chiffre d’affaires et d’éviter la dévalorisation totale de son fonds.
Cette ordonnance illustre parfaitement l’évolution du contentieux du domaine public sous l’influence de la reconnaissance des fonds de commerce. Le juge administratif ne considère plus l’occupant du domaine public comme un simple bénéficiaire révocable d’une autorisation précaire, mais comme le titulaire de droits patrimoniaux méritant protection. Cette approche, plus équilibrée, permet de concilier le principe de liberté de gestion du domaine public par les personnes publiques avec la nécessité de protéger les investissements économiques réalisés légitimement par les opérateurs privés. Pour les praticiens, elle confirme que le référé suspension constitue un recours particulièrement adapté aux contentieux économiques opposant des commerçants à des gestionnaires de domaine public.
TA Nice, 20 oct. 2025, n° 2505810