Le jugement rendu par le tribunal administratif de Dijon le 8 juin 2023 offre une illustration remarquable du régime de responsabilité applicable aux collectivités territoriales en matière de dommages de travaux publics causés aux usagers de la voirie. Cette décision mérite une attention particulière tant elle rappelle avec précision les conditions d’engagement de la responsabilité communale et les modalités de répartition de la charge de la preuve entre la victime et la collectivité.
Les faits et la procédure
L’affaire trouve son origine dans un accident survenu le 26 janvier 2021, aux premières heures de la matinée, lorsque M. A circulait rue de la plaine des Isles sur le territoire de la commune de Moneteau. Son véhicule a été endommagé en raison de la présence d’une excavation importante sur la chaussée, d’environ deux mètres de long, soixante centimètres de large et plusieurs dizaines de centimètres de profondeur. Après avoir réclamé sans succès une indemnisation intégrale auprès de la commune, dont l’assureur n’a proposé qu’une compensation partielle de 225,23 euros, M. A a saisi le tribunal administratif d’une demande de condamnation de la commune à hauteur de 1 365,24 euros.
La commune de Moneteau a opposé plusieurs moyens de défense, contestant tant la recevabilité de la requête que l’existence d’un lien de causalité, l’absence d’entretien normal de la voirie et enfin l’absence de faute de la victime susceptible de l’exonérer de sa responsabilité.
Le régime juridique applicable
Le tribunal rappelle d’emblée le régime juridique applicable aux dommages de travaux publics causés aux usagers. Ce régime, forgé par la jurisprudence administrative, repose sur une distribution claire de la charge de la preuve. Il appartient d’abord à l’usager victime d’établir le lien de causalité entre l’ouvrage public et le dommage dont il se prévaut. Une fois ce lien démontré, la responsabilité de la collectivité publique est présumée, mais celle-ci peut s’en exonérer en rapportant la preuve soit de l’entretien normal de l’ouvrage, soit d’une faute de la victime, soit encore d’un cas de force majeure.
Cette répartition de la charge probatoire manifeste un équilibre entre la protection des usagers du service public et la nécessité de ne pas imposer aux collectivités une obligation de résultat impossible à satisfaire. Le critère de l’entretien normal constitue ainsi la pierre angulaire du système, permettant aux gestionnaires de voirie de s’exonérer de leur responsabilité dès lors qu’ils ont pris les mesures raisonnablement exigibles compte tenu des circonstances.
L’établissement du lien de causalité
Sur le premier point, le tribunal constate que M. A était bien usager de la voie publique au moment de l’accident et que les dommages subis par son véhicule résultent directement de la présence de l’excavation sur la chaussée. Ce lien de causalité n’est d’ailleurs pas sérieusement contesté par la commune. Cette première étape franchie, il revient donc à la collectivité d’établir qu’elle a procédé à un entretien normal de la voirie.
L’absence d’entretien normal caractérisée
C’est sur ce point que le jugement revêt un intérêt particulier. Le tribunal examine avec soin les circonstances de l’espèce pour conclure que la commune n’a pas satisfait à son obligation d’entretien normal. Plusieurs éléments sont déterminants dans cette appréciation.
D’abord, les caractéristiques mêmes de l’excavation sont prises en compte. Par ses dimensions importantes et son emplacement sur la chaussée, elle constituait objectivement un obstacle dangereux pour les usagers de la route. Cette dangerosité intrinsèque appelait nécessairement des mesures de la part du gestionnaire de la voirie.
Ensuite, et c’est là un élément crucial du raisonnement, la commune avait été alertée de l’existence de cette excavation quatre jours avant l’accident de M. A. Une automobiliste avait déjà subi un dommage matériel sur son véhicule après avoir circulé sur cet obstacle et en avait informé la collectivité. Cette information préalable est déterminante car elle établit que la commune avait une connaissance certaine du danger et disposait d’un délai suffisant pour prendre les mesures appropriées.
Or, au moment de l’accident du 26 janvier 2021, aucune signalisation particulière n’avait été mise en place aux abords de l’excavation. Le tribunal en déduit logiquement que la commune n’apporte pas la preuve, qui lui incombe pourtant, de l’entretien normal de la chaussée. Cette absence de signalisation, alors même que la collectivité avait été alertée et qu’un délai de quatre jours s’était écoulé, caractérise un manquement manifeste à l’obligation d’entretien normal.
Cette analyse mérite d’être soulignée car elle illustre que l’obligation d’entretien normal ne se limite pas à la simple réparation des dégradations de la voirie. Elle englobe également les mesures conservatoires et de sécurisation, notamment la signalisation des dangers connus. La mise en place d’une signalisation appropriée constitue d’ailleurs souvent une mesure plus rapidement mobilisable qu’une réparation définitive, ce qui explique que les juridictions administratives se montrent particulièrement exigeantes sur ce point lorsque la collectivité a été préalablement alertée.
L’absence de faute de la victime
La commune tentait également de s’exonérer de sa responsabilité en invoquant une faute de la victime. Elle soutenait que l’excavation était parfaitement visible et qu’il appartenait aux usagers de prendre les précautions nécessaires, le danger étant prévisible et évitable.
Le tribunal écarte cet argument au terme d’une analyse circonstanciée. Il prend en compte l’ensemble des conditions dans lesquelles l’accident s’est produit. M. A circulait de nuit, sur une route verglacée, avec des véhicules circulant en sens inverse, et l’excavation était difficilement visible de loin malgré l’éclairage public. Dans ces circonstances particulières, la nature et l’importance des dommages causés au véhicule ne permettent pas de caractériser une imprudence fautive de la part du conducteur.
Cette appréciation témoigne d’un réalisme bienvenu. Le juge administratif refuse d’imposer aux usagers une vigilance surhumaine et prend en compte les conditions concrètes de circulation. La simple possibilité théorique d’apercevoir un obstacle ne suffit pas à caractériser une faute lorsque les circonstances de fait rendent cette perception difficile.
L’évaluation du préjudice
Sur le quantum des préjudices, le tribunal procède à une analyse minutieuse des différents postes de dommages. Il retient d’une part les frais de réparation directement liés à l’accident, soit 879,82 euros restés à la charge de la victime après intervention de son assurance, et d’autre part les frais de location d’un véhicule de remplacement à hauteur de 31,54 euros.
En revanche, le tribunal écarte certaines demandes faute de preuve suffisante du lien direct avec l’accident, notamment le remplacement de pièces parallèles réclamé pour un montant de 455,61 euros. Cette rigueur dans l’appréciation du lien de causalité entre les différents chefs de préjudice et l’accident rappelle que seules les conséquences directes et certaines du dommage peuvent donner lieu à réparation.
Le préjudice moral, sollicité pour un montant symbolique d’un euro, est également écarté faute pour le requérant d’en établir la réalité. Cette solution illustre que même un préjudice d’apparence modeste doit être prouvé.
Les enseignements pratiques
Cette décision délivre plusieurs enseignements utiles pour les collectivités territoriales comme pour les victimes de dommages de voirie. Pour les communes, elle rappelle l’importance d’une réactivité immédiate lorsqu’un danger sur la voirie leur est signalé. La mise en place d’une signalisation provisoire, même sommaire, constitue souvent une mesure simple et peu coûteuse qui permet d’éviter l’engagement de la responsabilité communale en attendant une réparation définitive.
Pour les victimes, le jugement confirme qu’il est essentiel de constituer un dossier probant, comprenant des factures détaillées et des éléments permettant d’établir le lien entre chaque poste de préjudice et l’accident. La charge de la preuve du lien de causalité initial pèse sur la victime, même si elle est ensuite renversée sur la collectivité s’agissant de l’entretien normal.
Enfin, cette décision s’inscrit dans une jurisprudence constante qui concilie protection des usagers et réalisme dans l’appréciation des obligations pesant sur les gestionnaires de voirie, contribuant ainsi à la sécurité de tous sur nos routes communales.
TA Dijon, 3e ch., 8 juin 2023, n° 2101618.