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Sanctions disciplinaires dans l’enseignement supérieur : l’exigence de proportionnalité

Le tribunal administratif de Caen a rendu le 24 septembre 2025 un jugement qui illustre avec clarté le contrôle exercé par le juge administratif sur les sanctions disciplinaires prononcées à l’encontre des étudiants de l’enseignement supérieur. Cette décision rappelle que si les établissements disposent d’un large pouvoir d’appréciation pour sanctionner les comportements fautifs, ce pouvoir n’est pas discrétionnaire et doit respecter le principe fondamental de proportionnalité entre la faute commise et la sanction infligée.

L’affaire concernait un étudiant en cursus d’ingénieur à l’École nationale supérieure d’ingénieurs de Caen qui s’était vu infliger une sanction particulièrement sévère : l’exclusion de tout établissement public d’enseignement supérieur pour une durée de cinq ans. Cette sanction, sixième dans l’échelle des sept sanctions prévues par le code de l’éducation, ne laissait place qu’à une seule mesure plus grave, l’exclusion définitive. Les faits reprochés consistaient en des comportements et propos inappropriés envers plusieurs étudiantes, survenus lors d’un week-end d’intégration et de soirées organisées entre septembre 2022 et septembre 2023.

Le cadre juridique des sanctions disciplinaires dans l’enseignement supérieur est défini par les articles L. 811-6 et R. 811-36 du code de l’éducation. Ces dispositions établissent une échelle graduée de sanctions, allant de l’avertissement à l’exclusion définitive de tout établissement public d’enseignement supérieur, en passant par le blâme, les mesures de responsabilisation et les exclusions temporaires de durées variables. Cette gradation n’est pas anodine : elle impose aux autorités disciplinaires de situer la sanction à un niveau approprié en fonction de la gravité des faits reprochés et des circonstances propres à chaque affaire.

Le requérant contestait la décision sur trois fondements distincts. Il invoquait d’abord un vice de procédure lié à l’absence de convocation régulière, ensuite l’absence de matérialité des faits reprochés, et enfin la disproportion de la sanction. C’est sur ce dernier moyen que le tribunal a fondé l’annulation de la décision, sans même avoir besoin d’examiner les autres griefs soulevés.

Sur la question de la matérialité des faits, le tribunal adopte une approche rigoureuse dans l’examen des éléments de preuve. Face aux dénégations de l’étudiant, le juge procède à une analyse minutieuse des témoignages recueillis lors de l’instruction disciplinaire. Il constate que plusieurs étudiantes ont rapporté de manière circonstanciée et concordante des comportements déplacés : approches insistantes, propos inappropriés, contacts physiques non consentis, allant jusqu’à des attouchements sur la poitrine d’une victime. Le juge écarte méthodiquement les arguments de la défense visant à discréditer ces témoignages, qu’il s’agisse de l’existence d’une relation antérieure entre l’étudiant et l’un des témoins, ou de l’échange de messages cordiaux avec l’une des plaignantes.

Le tribunal relève également que les témoignages à décharge, émanant d’étudiants n’ayant pas constaté de gestes déplacés ou évoquant une vigilance excessive de certaines plaignantes, ne suffisent pas à remettre en cause la véracité des faits décrits de manière précise par les victimes et plusieurs témoins. Cette appréciation des preuves témoigne de la compréhension par le juge des mécanismes de la violence sexiste et sexuelle, qui se déroule rarement devant témoins et dont la réalité peut échapper à une partie de la communauté étudiante. Le juge écarte également l’argument tiré de l’absence d’incident signalé lors des précédentes années universitaires de l’étudiant dans d’autres établissements, considérant que la décision porte exclusivement sur des faits commis à l’ENSICAEN.

Ayant ainsi établi la matérialité des faits et leur nature fautive, le tribunal se penche sur la question centrale de la proportionnalité de la sanction. C’est ici que le raisonnement du juge prend toute son importance pour la pratique contentieuse en matière disciplinaire. Le contrôle de proportionnalité exercé par le juge administratif impose d’apprécier si la sanction retenue correspond à la gravité des fautes commises, en tenant compte de l’ensemble des circonstances de l’espèce.

Le tribunal relève plusieurs éléments déterminants. Premièrement, l’étudiant n’avait fait l’objet d’aucune sanction antérieure et aucun rapport d’incident n’avait été rédigé concernant son comportement, alors même que son cursus à l’ENSICAEN avait débuté près de trois ans avant la décision attaquée. Cette absence d’antécédents disciplinaires constitue un facteur atténuant significatif que l’établissement aurait dû prendre en compte dans le choix de la sanction. Le principe de gradation des sanctions impose en effet de réserver les mesures les plus sévères aux situations les plus graves ou aux récidivistes.

Deuxièmement, le juge souligne le caractère particulièrement lourd de la sanction prononcée. L’exclusion de tout établissement public d’enseignement supérieur pour cinq ans ne se limite pas à interdire la poursuite du cursus dans l’établissement où les faits ont été commis : elle ferme également toute possibilité de réorientation vers un autre établissement public pendant cette même durée. Cette sanction emporte donc des conséquences considérables sur l’avenir professionnel de l’étudiant, équivalant pratiquement à une exclusion définitive pour une personne en formation initiale.

Le tribunal opère alors un raisonnement en deux temps particulièrement instructif. Il reconnaît d’abord que les gestes et propos déplacés et inconvenants étaient bien constitutifs d’une faute de nature à fonder légalement une sanction. Il ne s’agit donc pas de minimiser la gravité des comportements reprochés ni de nier leur caractère répréhensible. Cependant, le juge considère que ces faits, aussi condamnables soient-ils, n’impliquaient pas nécessairement une exclusion de tout établissement public d’enseignement supérieur pendant cinq ans. Autrement dit, une sanction moins sévère aurait permis de sanctionner efficacement les comportements fautifs tout en respectant le principe de proportionnalité.

Le tribunal écarte également l’argument de l’établissement selon lequel l’étudiant, ayant obtenu son diplôme en juillet 2024 et achevé son cursus, ne subirait aucune atteinte effective dans ses perspectives de carrière. Cette argumentation visait à présenter la sanction comme dépourvue d’effets concrets et donc acceptable. Le juge refuse cette logique en rappelant que la proportionnalité de la sanction doit s’apprécier au moment où elle a été prononcée, soit le 24 juin 2024, et non au regard d’évolutions postérieures. Ce raisonnement protège les droits des étudiants en empêchant les établissements de justifier rétrospectivement des sanctions disproportionnées par des circonstances ultérieures.

Cette décision emporte plusieurs enseignements pratiques pour les établissements d’enseignement supérieur et leurs conseils. Elle rappelle d’abord que l’établissement de la matérialité des faits nécessite une instruction contradictoire approfondie, avec recueil de témoignages précis et circonstanciés. Les simples allégations ne suffisent pas, mais le juge n’exige pas non plus une preuve absolue, se contentant d’un faisceau d’éléments concordants.

Surtout, cette jurisprudence souligne l’importance d’une motivation détaillée des sanctions disciplinaires, prenant en compte l’ensemble des circonstances aggravantes ou atténuantes. L’absence d’antécédents disciplinaires, la durée de présence dans l’établissement sans incident signalé, la nature précise des faits reprochés, leurs conséquences effectives, constituent autant d’éléments que l’autorité disciplinaire doit explicitement considérer pour justifier le choix d’une sanction particulière dans l’échelle graduée prévue par les textes.

Pour les étudiants et leurs conseils, ce jugement confirme que le juge administratif exerce un contrôle effectif sur la proportionnalité des sanctions, sans s’en tenir à un simple contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation. Même lorsque les faits sont établis et constituent indéniablement des fautes disciplinaires, la sanction peut être annulée si elle apparaît excessive au regard de l’ensemble des circonstances. Cette protection juridictionnelle garantit que le pouvoir disciplinaire des établissements, pour nécessaire qu’il soit au maintien de l’ordre et du bon fonctionnement, s’exerce dans le respect des droits fondamentaux des étudiants et selon des critères objectifs de proportionnalité.

TA Poitiers, 15 sept. 2025, n° 2502669