Par un jugement rendu le 22 octobre 2025, le Tribunal administratif de Montreuil rappelle avec fermeté que les pouvoirs de police administrative conférés aux chefs d’établissement scolaire, aussi légitimes soient-ils, ne sauraient s’exercer sans respect du principe de proportionnalité. Cette décision illustre l’équilibre délicat entre la nécessaire protection de l’ordre public scolaire et le respect des droits fondamentaux des parents d’élèves.
Les faits et le contexte procédural
L’affaire trouve son origine dans une manifestation de soutien organisée le 5 avril 2024 dans le cadre d’une mobilisation pour l’instauration d’un plan d’urgence pour les écoles publiques du département de la Seine-Saint-Denis. À cette occasion, M. B., père de plusieurs enfants scolarisés au lycée Jean Jaurès de Montreuil, a été impliqué dans un incident à l’entrée de la cité scolaire. Selon les éléments retenus par l’administration, il aurait intimidé et menacé un agent de l’équipe mobile de sécurité de l’académie de Créteil.
Sur le fondement de l’article R. 421-12 du code de l’éducation, le proviseur a immédiatement pris une décision d’interdiction d’accès à l’enceinte de l’établissement à l’encontre de M. B. La particularité de cette mesure réside dans sa durée exceptionnellement longue : l’interdiction courait du 5 avril 2024 au 31 août 2026, soit une période de vingt-huit mois. Cette durée considérable a conduit le requérant à contester la légalité de la décision devant le tribunal administratif, invoquant plusieurs moyens tirés tant du vice de procédure que de la violation de droits fondamentaux.
Le cadre juridique de l’interdiction d’accès aux établissements scolaires
L’article R. 421-12 du code de l’éducation confère aux chefs d’établissement des prérogatives étendues en matière de maintien de l’ordre. Ce texte prévoit qu’en cas d’urgence, et notamment en cas de menace ou d’action contre l’ordre dans les enceintes et locaux scolaires, le chef d’établissement peut interdire l’accès de ces enceintes à toute personne, qu’elle relève ou non de l’établissement.
Cette disposition s’inscrit dans la catégorie des mesures de police administrative spéciale, distincte de la police municipale générale. Elle vise à permettre une réaction rapide et efficace face à des situations susceptibles de troubler le fonctionnement normal du service public de l’éducation. Le texte précise d’ailleurs que le chef d’établissement doit informer le conseil d’administration des décisions prises et en rendre compte au recteur d’académie, au maire, au président du conseil départemental ou régional et au représentant de l’État dans le département.
La jurisprudence administrative a progressivement encadré l’exercice de ce pouvoir, rappelant que ces mesures doivent présenter un caractère temporaire et conservatoire, correspondre à une situation d’urgence caractérisée, et respecter le principe fondamental de proportionnalité qui gouverne toute action de police administrative.
La reconnaissance de la légitimité initiale de l’intervention
Le tribunal administratif de Montreuil adopte une démarche en deux temps qui mérite d’être soulignée. Dans un premier mouvement, le juge valide la légitimité initiale de l’intervention du proviseur. Il reconnaît explicitement que les faits reprochés à M. B., à savoir l’intimidation et les menaces proférées à l’encontre d’un agent de l’équipe mobile de sécurité, ne sont pas contestés et qu’ils présentent, par leur nature et leur gravité, un caractère suffisamment sérieux pour justifier légalement l’édiction d’une mesure d’interdiction.
Cette première validation est importante car elle confirme que le proviseur disposait bien d’un fondement légal pour agir. Le juge ne remet pas en cause l’appréciation portée par le chef d’établissement sur la gravité des faits ni sur la nécessité de prendre une mesure de protection. Il admet que des comportements d’intimidation et de menaces à l’égard du personnel de sécurité constituent une atteinte à l’ordre public scolaire justifiant une réaction de l’autorité administrative.
Cette reconnaissance préalable de la légitimité de principe renforce d’autant plus la portée de la censure qui suit, puisqu’elle démontre que ce n’est pas l’opportunité même d’interdire l’accès qui est contestée, mais uniquement les modalités d’exécution de cette mesure.
La censure pour défaut de proportionnalité : un contrôle substantiel
C’est précisément sur la question de la proportionnalité que le raisonnement du tribunal bascule. Après avoir validé le principe de l’interdiction, le juge examine la durée de la mesure prononcée et conclut à son caractère disproportionné. L’interdiction prononcée pour une durée de plus de vingt-huit mois apparaît comme excessive au regard de l’objectif poursuivi.
Cette censure s’inscrit dans une jurisprudence administrative constante selon laquelle toute mesure de police doit être nécessaire, adaptée et proportionnée au but recherché. Le principe de proportionnalité implique un triple test : la mesure doit être apte à atteindre l’objectif poursuivi, elle doit être nécessaire en l’absence d’alternative moins restrictive, et elle ne doit pas imposer une charge excessive par rapport au bénéfice escompté.
En l’espèce, le tribunal considère implicitement qu’une interdiction de près de deux ans et demi excède manifestement ce qui était nécessaire pour préserver l’ordre public au sein de l’établissement. Cette durée est d’autant plus problématique qu’elle couvre plusieurs années scolaires et qu’elle prive durablement un parent de la possibilité d’accéder à l’établissement où sont scolarisés ses enfants, avec toutes les conséquences pratiques que cela implique en termes de suivi de la scolarité, de participation à la vie de l’établissement et d’exercice de l’autorité parentale.
Les implications pratiques de cette décision
Cette jurisprudence adresse un signal clair aux chefs d’établissement sur la nécessité de calibrer précisément la durée des mesures d’interdiction d’accès. Si le tribunal ne fixe pas explicitement de durée maximale acceptable, il établit néanmoins qu’une interdiction de vingt-huit mois dépasse les bornes de la proportionnalité, même face à des faits graves d’intimidation et de menaces.
On peut en déduire plusieurs enseignements pratiques. D’abord, les mesures d’interdiction doivent conserver leur caractère temporaire et ne peuvent se transformer en sanctions quasi-définitives. Ensuite, la durée doit être en rapport avec la nature de la menace et l’impératif de protection de l’ordre public scolaire. Enfin, l’autorité administrative doit probablement envisager un réexamen périodique de la situation plutôt que de prononcer d’emblée une interdiction sur une très longue période.
La décision laisse également entendre qu’une interdiction de quelques mois, voire d’une année scolaire, aurait pu être considérée comme proportionnée. Le seuil de vingt-huit mois apparaît manifestement excessif, mais le jugement n’indique pas précisément à partir de quelle durée la disproportion commence à être caractérisée.
L’économie de moyens et la stratégie contentieuse
Un aspect procédural mérite attention : le tribunal, après avoir accueilli le moyen tiré de la méconnaissance de l’article R. 421-12, précise qu’il n’est pas besoin d’examiner les autres moyens de la requête. Le requérant avait pourtant soulevé de nombreux moyens, notamment le défaut de motivation, l’absence de procédure contradictoire préalable en méconnaissance du principe général du droit d’être entendu, le détournement de pouvoir, et la violation de plusieurs articles de la Convention européenne des droits de l’homme.
Cette économie de moyens illustre la stratégie contentieuse efficace consistant à invoquer un panel large de moyens tout en concentrant l’argumentation sur celui qui présente les meilleures chances de succès. En l’occurrence, le moyen tiré de la disproportion de la mesure s’est révélé décisif, rendant superflue l’analyse des autres griefs.
On peut néanmoins s’interroger sur la portée qu’aurait pu avoir le moyen tiré de l’absence de procédure contradictoire préalable. Le droit d’être entendu avant l’adoption d’une mesure défavorable constitue un principe général du droit de l’Union européenne et figure désormais à l’article L. 122-1 du code des relations entre le public et l’administration. Son applicabilité aux mesures de police administrative prises dans l’urgence demeure toutefois débattue, la jurisprudence admettant généralement que l’urgence peut justifier que la personne soit entendue postérieurement à la décision.
Conclusion et perspectives
Ce jugement du Tribunal administratif de Montreuil s’inscrit dans une jurisprudence protectrice des droits des usagers du service public face aux mesures de police administrative. Il rappelle que les pouvoirs conférés aux chefs d’établissement, aussi nécessaires soient-ils pour assurer la sécurité et le bon fonctionnement des établissements scolaires, ne sont pas discrétionnaires et doivent s’exercer dans le strict respect du principe de proportionnalité.
Pour les praticiens, cette décision confirme l’intérêt de contester systématiquement les mesures d’interdiction d’accès lorsque leur durée apparaît excessive. Elle invite également les établissements à privilégier des interdictions de durée modérée, éventuellement renouvelables après réexamen de la situation, plutôt que des mesures d’emblée très longues qui s’exposent à la censure juridictionnelle.
TA Montreuil, 8ème chambre, 22 octobre 2025, n° 2406718