L’ordonnance rendue par le tribunal administratif de Marseille le 22 novembre 2023 révèle avec acuité les tensions qui traversent le secteur médico-social, confronté à une demande croissante et à des capacités d’accueil saturées. Cette décision met en lumière les limites du pouvoir d’exécution dont dispose l’administration face aux impératifs de sécurité et aux droits fondamentaux des personnes accueillies.
Un conflit né de l’exécution d’une décision judiciaire
L’affaire trouve son origine dans la situation d’un enfant de neuf ans, A. Chardron, dont le parcours illustre la complexité du système de protection de l’enfance. En mai 2023, la commission des droits et de l’autonomie des personnes handicapées décide de son orientation en institut médico-éducatif pour une durée de cinq ans, en désignant trois structures d’accueil. L’IME Mont-Riand, géré par l’association régionale pour l’intégration des personnes en situation de handicap ou en difficulté, ne figure pas parmi ces établissements.
Pourtant, en octobre 2023, le juge des enfants du tribunal judiciaire de Marseille décide de confier cet enfant à l’IME Mont-Riand à compter du 20 octobre 2023, dans le cadre d’une mesure de placement. Face au refus implicite de l’établissement d’accueillir immédiatement l’enfant, le département des Bouches-du-Rhône adresse le 10 novembre 2023 un courriel à l’IME, lui imposant l’admission de l’enfant le 20 novembre à quatorze heures. Le ton du message est sans équivoque et va même jusqu’à suggérer qu’il appartiendrait à l’établissement d’exclure un autre enfant accueilli en internat pour libérer une place.
Cette injonction précipite l’association gestionnaire dans une situation inextricable. D’un côté, une décision de justice lui impose d’accueillir un enfant. De l’autre, sa capacité maximale autorisée de soixante-six places est atteinte, et tout dépassement l’exposerait à des sanctions pénales en vertu de l’article L. 313-22 du code de l’action sociale et des familles. C’est dans ce contexte que l’association saisit le juge des référés-liberté sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative.
La reconnaissance du caractère décisoire du courriel litigieux
La première question que devait trancher le juge des référés était celle de la nature juridique du courriel du 10 novembre. Le département soutenait qu’il ne s’agissait que d’un simple rappel de l’obligation découlant du jugement du juge des enfants, dépourvu de tout caractère décisoire. Cette argumentation visait manifestement à faire obstacle à la recevabilité du référé-liberté, qui ne peut être exercé qu’à l’encontre d’une décision administrative.
Le juge des référés balaie cette objection avec pragmatisme. Il relève que le courriel contient, au-delà du rappel des termes du jugement, une affirmation expresse à caractère impératif fixant la date et l’heure précises de l’admission. Cette analyse est confortée par les faits : le jour même de l’audience, à quatorze heures, les services de l’aide sociale à l’enfance se sont effectivement présentés devant l’IME avec l’enfant pour procéder à son admission. Cette tentative d’exécution matérielle forcée démontre sans ambiguïté que le département n’entendait pas se limiter à un simple rappel, mais bien imposer unilatéralement l’accueil de l’enfant.
Cette qualification de décision administrative revêt une importance capitale. Elle permet au juge de contrôler la légalité de l’action administrative et de vérifier si elle respecte les libertés fondamentales en jeu. En refusant de s’arrêter à la forme du courriel pour s’attacher à sa substance et à ses effets concrets, le juge privilégie une approche réaliste qui évite que l’administration ne puisse contourner le contrôle juridictionnel par des subtilités de forme.
L’atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales
Le cœur du raisonnement du juge porte sur la caractérisation d’une atteinte grave et manifestement illégale à plusieurs libertés fondamentales. L’analyse du juge est remarquable par sa prise en compte de l’ensemble des intérêts en présence, refusant de les hiérarchiser de manière abstraite.
Le juge constate d’abord que la capacité maximale autorisée de l’IME est effectivement atteinte. Cette saturation n’est pas qu’une donnée administrative abstraite : elle traduit un équilibre fragile entre les besoins des enfants accueillis et les moyens humains et matériels de l’établissement. Imposer un accueil supplémentaire reviendrait à rompre cet équilibre et à compromettre la qualité de l’accompagnement de tous les enfants présents.
Le juge relève ensuite que l’établissement avait mis en place une procédure de pré-accueil à la suite du jugement du juge des enfants, démontrant ainsi sa volonté de trouver une solution adaptée. Plus significatif encore, un appel avait été interjeté contre ce jugement, ce qui aurait dû inciter le département à la prudence dans son exécution.
En décidant de procéder à une exécution matérielle forcée immédiate, sans l’accord de l’établissement et alors qu’un recours était pendant, le département a outrepassé ses pouvoirs. Le juge rappelle avec fermeté qu’il appartenait au département, s’il s’y croyait fondé, de former une procédure civile d’exécution concernant le jugement du juge des enfants, en respectant les voies de droit et les garanties qu’elles offrent. En choisissant la voie de fait administrative, le département a porté atteinte au droit de recevoir les traitements et soins les plus appropriés, au droit à l’éducation et à l’instruction, ainsi qu’au respect de l’intérêt supérieur de l’ensemble des enfants.
Cette dernière considération mérite qu’on s’y attarde. Le juge ne se contente pas d’opposer l’intérêt de l’enfant A. Chardron à celui des autres enfants accueillis. Il considère au contraire que l’exécution forcée dans ces conditions porte atteinte à l’intérêt supérieur de tous les enfants, y compris celui qu’on prétend protéger. Un accueil imposé dans un établissement saturé, sans préparation suffisante et dans un climat de tension, ne saurait répondre aux besoins spécifiques d’un enfant en situation de handicap.
Les enseignements de la décision
Cette ordonnance délivre plusieurs messages essentiels aux acteurs du secteur médico-social. Elle rappelle d’abord que les capacités d’accueil autorisées ne sont pas de simples indicateurs administratifs, mais constituent des limites impératives destinées à garantir la sécurité et la qualité de l’accompagnement. Elles ne peuvent être dépassées par la simple volonté administrative, fût-elle motivée par l’urgence sociale.
La décision souligne ensuite que l’existence d’une décision judiciaire, même revêtue de l’autorité de chose jugée, ne dispense pas l’administration de respecter les procédures d’exécution. Le département ne peut se substituer à l’huissier de justice ou au juge de l’exécution pour imposer matériellement l’exécution d’un jugement. Cette exigence procédurale n’est pas un formalisme vain : elle garantit que l’exécution se fera dans des conditions respectueuses des droits de toutes les parties.
La décision illustre enfin la tension croissante entre la demande sociale et les capacités du secteur médico-social. Face à la saturation des structures d’accueil, les départements sont parfois tentés de recourir à des méthodes expéditives pour répondre à l’urgence. Le juge rappelle que cette urgence, aussi légitime soit-elle, ne peut justifier le franchissement des limites légales et le mépris des garanties fondamentales.
Au-delà du cas d’espèce, cette jurisprudence interroge sur les moyens donnés au secteur médico-social pour remplir ses missions. Les juges administratifs et judiciaires peuvent sanctionner les carences et ordonner des placements, mais ces décisions se heurtent à la réalité des capacités d’accueil. Cette ordonnance témoigne de l’impasse dans laquelle se trouvent parfois les établissements, sommés d’exécuter des décisions impossibles à mettre en œuvre dans les conditions légales.
TA Marseille, 22 nov. 2023, n° 2310882.