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Le contrôle des établissements privés hors contrat : concilier liberté d’enseignement et obligation d’instruction

L’ordonnance de référé rendue par le tribunal administratif de Lyon le 3 novembre 2025 illustre avec finesse l’exercice délicat de conciliation entre la liberté de l’enseignement, principe fondamental reconnu par la Constitution, et l’exigence d’acquisition du socle commun de connaissances par les élèves. Cette décision mérite une attention particulière tant elle éclaire les pouvoirs et les limites du contrôle administratif sur les établissements privés hors contrat, tout en rappelant la nécessité d’une stricte proportionnalité des mesures de fermeture.

L’affaire concernait l’établissement l’Arrosoir, situé à Ucel en Ardèche, qui accueillait depuis 2017 des élèves de la maternelle au CM2 selon la pédagogie alternative Steiner-Waldorf. Après un premier contrôle en avril 2024 révélant des insuffisances d’enseignement et une mise en demeure en novembre de la même année, un second contrôle avait été effectué en mars 2025. Face à la persistance des manquements constatés, le préfet de l’Ardèche avait prononcé, le 22 octobre 2025, la fermeture définitive de l’ensemble de l’établissement. L’école et plusieurs parents d’élèves avaient alors saisi le juge des référés sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, procédure d’urgence permettant de faire cesser une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale.

Le juge des référés rappelle d’abord le cadre juridique complexe qui régit les établissements privés hors contrat. Ces établissements bénéficient d’une large liberté dans le choix de leurs méthodes pédagogiques, de leurs programmes et de leurs supports d’enseignement, comme le garantit l’article L. 442-3 du code de l’éducation. Cette liberté n’est toutefois pas absolue et doit se concilier avec une obligation essentielle : permettre aux élèves l’acquisition progressive du socle commun de connaissances, de compétences et de culture défini par les articles L. 122-1-1 et D. 122-1 du code de l’éducation.

Ce socle commun comprend cinq domaines de formation : les langages pour penser et communiquer, les méthodes et outils pour apprendre, la formation de la personne et du citoyen, les systèmes naturels et techniques, et les représentations du monde et l’activité humaine. L’administration dispose d’un pouvoir de contrôle pour vérifier que l’enseignement dispensé respecte ces exigences minimales et que les élèves ont accès au droit à l’éducation. En cas d’insuffisances constatées, une procédure progressive peut aboutir, après mise en demeure restée sans effet, à la fermeture temporaire ou définitive de l’établissement ou de certaines classes.

L’ordonnance se prononce d’abord sur plusieurs questions procédurales soulevées par les requérants. Elle admet l’intervention des parents d’élèves, reconnaissant leur intérêt direct à contester la fermeture de l’établissement dans lequel leurs enfants sont scolarisés. Sur la régularité de la procédure contradictoire, le juge rejette le moyen tiré de la non-communication du rapport d’inspection du 25 mars 2025. Il relève que l’établissement avait eu connaissance du premier rapport d’avril 2024, avait pu répondre à la mise en demeure de novembre 2024 et avait été reçu en préfecture en octobre 2025 pour présenter ses observations. Le second rapport s’inscrivant dans la continuité du premier, l’établissement avait donc été mis en mesure de répondre aux différents manquements relevés.

Le cœur de la décision porte sur l’appréciation de la légalité de la mesure de fermeture au regard de son étendue. Le juge examine en détail les insuffisances constatées lors du contrôle du 25 mars 2025 concernant les cycles 2 et 3 (classes élémentaires). Ces manquements étaient nombreux et touchaient plusieurs domaines du socle commun : absence de progressivité dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, usage d’une terminologie grammaticale inadaptée, manque de programmation en éducation physique et artistique, absence totale d’éducation aux médias et au numérique, enseignements ne s’inscrivant pas dans une progression structurée pour la formation du citoyen, activités scientifiques réduites ne permettant pas de développer l’esprit critique.

Face à ces constats documentés, le tribunal considère que les requérants n’ont produit aucun élément suffisamment convaincant pour contredire sérieusement l’exactitude des observations des inspecteurs. Le simple fait qu’un référentiel existe pour expliquer l’organisation de la pédagogie Steiner-Waldorf ne prouve pas que l’enseignement effectivement dispensé permet aux élèves d’acquérir le socle commun. De même, l’écoulement de plusieurs mois entre le contrôle et l’arrêté de fermeture ne démontre pas que les insuffisances avaient été corrigées. Quant aux attestations d’établissements publics ayant accueilli d’anciens élèves, elles sont jugées insuffisantes pour remettre en cause le rapport d’inspection, d’autant que ces élèves n’avaient pas effectué une scolarité complète dans l’établissement.

Toutefois, et c’est là l’apport essentiel de cette décision, le juge opère une distinction fondamentale. Il constate que le rapport d’inspection du 25 mars 2025 ne concernait que les cycles 2 et 3 de la classe élémentaire, reprenant les constats du premier contrôle. Aucune partie de ce rapport ne portait sur le fonctionnement de la classe maternelle. Or, l’arrêté du préfet ordonnait la fermeture définitive de l’ensemble de l’établissement, y compris du cycle 1 correspondant à la maternelle.

Cette extension de la mesure de fermeture à une classe non concernée par les insuffisances constatées constitue, selon le juge, une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale d’enseignement. Le principe de proportionnalité, pierre angulaire du droit de la police administrative, imposait que la mesure restrictive soit strictement limitée aux cycles d’enseignement pour lesquels des manquements avaient été établis. En prononçant la fermeture du cycle 1 sans que des insuffisances y aient été relevées depuis le premier rapport d’avril 2024, le préfet avait excédé ses pouvoirs et porté une atteinte injustifiée à la liberté d’enseignement.

Cette analyse conduit le juge à ordonner une suspension d’exécution partielle : l’arrêté de fermeture reste applicable aux cycles 2 et 3, mais est suspendu pour le cycle 1 (maternelle). Cette solution équilibrée illustre la capacité du juge des référés à adapter sa décision aux circonstances concrètes de l’affaire. Elle protège les élèves des classes élémentaires en maintenant la fermeture justifiée par les insuffisances avérées de l’enseignement, tout en préservant la scolarité des élèves de maternelle qui bénéficiaient d’un enseignement dont la conformité n’était pas contestée.

Pour les établissements privés hors contrat, cette ordonnance rappelle que la liberté pédagogique n’est pas sans limite et que le contrôle administratif peut conduire à des mesures drastiques lorsque l’acquisition du socle commun n’est manifestement pas assurée. Elle souligne aussi l’importance de répondre précisément aux observations formulées lors des contrôles et de documenter les améliorations apportées. Pour l’administration, elle impose une rigueur particulière dans la motivation et l’étendue des mesures de fermeture, qui doivent être strictement proportionnées aux manquements constatés et se limiter aux cycles concernés.

TA Lyon, 3 nov. 2025, n° 2513613