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Modification de service d’un professeur de chaire supérieure : entre pouvoir d’appréciation et respect des procédures

Le tribunal administratif de Paris a rendu le 18 septembre 2025 un jugement particulièrement riche d’enseignements sur les limites du pouvoir d’organisation de l’administration en matière de gestion des personnels enseignants. Cette décision, qui tranche trois requêtes connexes concernant la même enseignante, illustre la tension permanente entre les nécessités du service public de l’éducation et le respect des garanties statutaires des agents.

Une succession de décisions contestées

Madame A, professeure de chaire supérieure de philosophie au lycée Louis-le-Grand, enseignait depuis 2016 en classe préparatoire littéraire (khâgne) avec un complément de service dans les groupes d’option philosophie. En mai 2022, le ministre de l’éducation nationale a décidé de modifier son service en lui attribuant un enseignement complet auprès de trois classes préparatoires scientifiques. Face à cette décision, l’enseignante a multiplié les recours. Le ministre a ensuite retiré sa décision d’août 2023, avant que le proviseur du lycée ne fixe à nouveau, en septembre 2023, un service de six heures auprès de classes préparatoires scientifiques.

Cette chronologie complexe a conduit le tribunal à examiner successivement la légalité de ces trois actes administratifs, avec des issues contrastées qui méritent une analyse approfondie.

La qualification de mesure faisant grief

Le tribunal rejette d’abord la fin de non-recevoir soulevée par l’administration, qui qualifiait les modifications de service de simples mesures d’ordre intérieur insusceptibles de recours. Cette qualification, si elle avait été retenue, aurait privé l’enseignante de tout recours juridictionnel.

Les juges rappellent qu’une mesure d’ordre intérieur se caractérise par son absence d’effet sur les droits et prérogatives statutaires de l’agent ou sur l’exercice de ses droits fondamentaux, et ne doit emporter ni perte de responsabilités ni perte de rémunération. En l’espèce, le passage d’un enseignement en classes préparatoires littéraires à un enseignement en classes préparatoires scientifiques constitue bien une mesure faisant grief. Le tribunal souligne la « moindre importance de la discipline philosophique dans l’enseignement dispensé en classes préparatoires scientifiques par comparaison avec l’enseignement dispensé en classes préparatoires littéraires », notamment au regard des coefficients des différents concours de l’école normale supérieure. Cette différence objective caractérise une perte de responsabilités justifiant la recevabilité du recours.

Cette analyse témoigne d’une approche réaliste du juge administratif, qui ne se contente pas d’une appréciation formelle mais examine concrètement l’impact de la mesure sur la situation professionnelle de l’agent.

L’illégalité du retrait tardif

Le tribunal annule la décision du 8 août 2023 par laquelle le ministre avait retiré sa décision initiale du 19 mai 2022. L’article L. 243-3 du code des relations entre le public et l’administration fixe un délai de quatre mois pour le retrait d’un acte non réglementaire non créateur de droits. En l’espèce, le retrait est intervenu plus d’un an après la décision initiale, soit largement au-delà du délai légal.

Cette censure illustre le principe de sécurité juridique qui gouverne les relations entre l’administration et ses agents. Même lorsqu’elle reconnaît l’illégalité de ses propres actes, l’administration ne peut les retirer au-delà du délai légal. Cette règle vise à garantir la stabilité des situations juridiques et à éviter que l’administration ne puisse indéfiniment remettre en cause ses décisions.

Le tribunal précise également que l’annulation de cette décision de retrait a pour effet de rétablir la décision du 19 mai 2022 dans l’ordonnancement juridique, ce qui justifie l’examen des conclusions dirigées contre cette dernière.

L’absence de procédure contradictoire préalable

Le tribunal annule ensuite la décision du 19 mai 2022 pour vice de procédure. L’article L. 121-1 du code des relations entre le public et l’administration impose le respect d’une procédure contradictoire préalable pour les décisions prises en considération de la personne. Il n’était pas contesté que la décision avait été prise au regard des insuffisances alléguées de l’enseignement de Madame A, sans qu’une procédure contradictoire ait été mise en œuvre.

Cette exigence procédurale constitue une garantie fondamentale pour les agents publics. Elle assure que l’administration ne peut prendre une décision défavorable sans avoir préalablement recueilli les observations de l’intéressé, permettant ainsi un véritable dialogue et une prise en compte complète de la situation.

La compétence du proviseur et les droits statutaires

En revanche, le tribunal valide la décision du 19 septembre 2023 prise par le proviseur du lycée Louis-le-Grand. Il affirme la compétence du chef d’établissement pour fixer et modifier le service d’enseignement d’un professeur de chaire supérieure affecté dans son lycée, dans le respect du statut de l’agent.

Le tribunal développe une analyse approfondie du statut des professeurs de chaire supérieure et de la nature de l’enseignement de « français-philosophie » dispensé en classes préparatoires scientifiques. Il constate que cet enseignement, bien que pluridisciplinaire, présente une « forte connotation philosophique » et peut légitimement être confié à un professeur de philosophie. Cette interprétation pragmatique permet à l’administration de disposer d’une certaine souplesse dans l’organisation du service, sans pour autant porter atteinte aux droits statutaires de l’agent.

La question du maximum de service

Le tribunal rejette également le moyen tiré d’une prétendue situation de « sous-service ». Il précise que le maximum de service prévu par le décret du 25 mai 1950 constitue un plafond réglementaire au-delà duquel l’agent peut prétendre à une rémunération pour heures supplémentaires, mais ne saurait s’entendre comme un minimum garanti. L’administration dispose donc d’un pouvoir d’appréciation pour fixer le service en deçà de ce maximum, en fonction des nécessités du service, sans que cela n’affecte la rémunération de l’agent.

Cette interprétation clarifiante distingue utilement la notion de maximum de service, qui protège l’agent contre une surcharge de travail, de celle de service garanti, qui n’existe pas en tant que telle.

L’appréciation de la qualité de l’enseignement

Enfin, le tribunal considère que le proviseur n’a pas commis d’erreur manifeste d’appréciation en modifiant le service de l’enseignante. Il se fonde sur trois rapports d’inspection concordants concluant à l’insuffisance des cours au regard des exigences des classes préparatoires littéraires, ainsi que sur une pétition signée par vingt-quatre élèves exprimant leur refus de suivre les cours de Madame A.

Le tribunal écarte l’argument tiré des bons résultats des élèves aux concours, estimant que l’enseignante n’établit pas que ces résultats seraient principalement attribuables à la qualité de son enseignement plutôt qu’aux qualités propres des élèves. Cette position pragmatique illustre le contrôle restreint qu’exerce le juge sur l’appréciation pédagogique de l’administration.

Conclusion

Ce jugement témoigne de la recherche d’équilibre du juge administratif entre protection des droits des agents et nécessités du service public. Si le tribunal sanctionne sévèrement les irrégularités procédurales et le non-respect des délais légaux, il reconnaît aussi à l’administration un pouvoir d’appréciation substantiel dans l’organisation du service, dès lors que les formes sont respectées et que les décisions s’appuient sur des éléments objectifs. Cette décision rappelle utilement que la légalité d’une mesure dépend autant du respect des procédures que du bien-fondé de son contenu.

TA Paris, 5e sect. – 1re ch., 18 septembre 2025, n° 2214642