Le tribunal administratif de Versailles, dans une ordonnance de référé rendue le 14 août 2024, apporte un éclairage important sur les conditions dans lesquelles une collectivité territoriale peut mettre fin à l’attribution d’un logement de fonction pour nécessité absolue de service. Cette décision illustre la vigilance du juge des référés face aux atteintes portées au droit au logement des agents publics et rappelle l’exigence de rigueur dans la motivation des décisions administratives.
Les circonstances de l’affaire
M. A, adjoint technique territorial, exerçait depuis le 1er septembre 2018 les fonctions de gardien du gymnase des Motelles au sein de la commune d’Ecquevilly. À ce titre, la collectivité lui avait consenti un logement de fonction pour nécessité absolue de service situé avenue des Motelles, qu’il occupait gratuitement avec sa famille. Le 3 octobre 2022, le comité technique de la commune émettait un avis favorable à une nouvelle organisation des services municipaux remplaçant le poste de gardien du complexe sportif par un poste d’agent polyvalent des services techniques. Cette réorganisation était approuvée par délibération du 8 avril 2024.
C’est dans ce contexte que le maire d’Ecquevilly prenait, le 7 mai 2024, un arrêté mettant fin à l’attribution du logement de fonction à M. A et lui accordant un délai de trois mois pour quitter les lieux. Cet arrêté se fondait notamment sur la considération que l’agent n’occupait plus l’emploi de gardien du complexe sportif depuis le 7 septembre 2020. L’agent, placé en arrêt maladie depuis plusieurs années, contestait cette décision et saisissait le juge des référés pour en obtenir la suspension.
L’appréciation de la condition d’urgence
Le juge des référés rappelle d’abord les principes applicables en matière d’appréciation de l’urgence. Celle-ci justifie la suspension d’un acte administratif lorsque son exécution porte atteinte, de manière suffisamment grave et immédiate, à un intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre. Cette appréciation doit être concrète et objective, tenant compte de l’ensemble des circonstances de l’affaire.
En l’espèce, l’ordonnance considère que la condition d’urgence est manifestement remplie. L’arrêté attaqué a pour effet de priver M. A, à compter du 21 août 2024, du logement qu’il occupe gratuitement avec sa famille depuis 2018. Cette perspective de privation de logement constitue en elle-même une atteinte suffisamment grave à la situation du requérant pour caractériser l’urgence.
Le tribunal écarte l’argumentation de la commune selon laquelle l’urgence ne serait pas établie en raison de l’inaction supposée du requérant pendant le délai de trois mois qui lui était imparti. Au contraire, il résulte de l’instruction, notamment de la promesse de vente signée par M. A le 31 juillet 2024, que l’agent a activement cherché une solution de relogement. Cette recherche proactive démontre que la situation d’urgence ne résulte pas d’une négligence de l’intéressé mais bien de la difficulté objective à trouver un nouveau logement dans un délai contraint.
Le juge ajoute que la commune n’a pas démontré l’existence d’un intérêt public qui serait compromis par la suspension de l’arrêté. Si la collectivité a soutenu, à l’audience, qu’elle souhaitait récupérer le pavillon pour le vendre afin de financer l’entretien du complexe sportif, ces allégations ne sont étayées par aucun élément probant. L’absence de justification d’un intérêt public contraire renforce la caractérisation de l’urgence.
L’erreur de fait affectant la décision
S’agissant de l’existence d’un doute sérieux quant à la légalité de l’arrêté, le juge des référés se fonde sur un moyen particulièrement significatif : l’erreur de fait dont est entachée la décision. L’arrêté attaqué retient en effet que M. A n’occupe plus l’emploi de gardien du complexe sportif depuis le 7 septembre 2020. Or, il ressort des bulletins de salaire de l’agent des mois de mai, juin et juillet 2024 que cette affirmation est inexacte.
Cette erreur de fait revêt une importance déterminante dans l’appréciation de la légalité de l’arrêté. En effet, la fin d’attribution d’un logement de fonction pour nécessité absolue de service suppose normalement que l’agent ait cessé d’exercer les fonctions qui justifiaient cette attribution. Si les bulletins de paie attestent que M. A continue d’occuper son emploi de gardien, y compris pendant son arrêt maladie, la motivation de l’arrêté repose sur une base factuellement erronée.
Cette situation soulève une question juridique importante concernant les effets du congé maladie sur la concession de logement. Le requérant soutenait que son placement en congé maladie n’avait pas pour effet de résilier la concession dès lors qu’il demeurait en position d’activité et que son congé était assimilé à un service effectif. Cette argumentation trouve un écho dans les bulletins de salaire produits, qui semblent confirmer le maintien de l’agent dans son emploi malgré l’arrêt de travail.
Les enjeux juridiques de la concession de logement pour nécessité absolue de service
Cette affaire met en lumière les spécificités du régime juridique des logements de fonction attribués pour nécessité absolue de service. Ces logements, régis par les articles L. 2124-31 et suivants du code général de la propriété des personnes publiques, constituent des dépendances du domaine public mises à disposition d’agents publics lorsque leurs fonctions l’exigent impérieusement.
La nécessité absolue de service s’apprécie au regard de la nature des fonctions exercées et des contraintes qu’elles impliquent. Dans le cas d’un gardien de complexe sportif, cette nécessité peut se justifier par l’obligation d’assurer une présence permanente sur site, notamment pour des raisons de sécurité et de maintenance. La question se pose toutefois de savoir si cette nécessité persiste lorsque l’agent est empêché d’exercer effectivement ses fonctions en raison d’un arrêt maladie prolongé.
La commune d’Ecquevilly faisait valoir que depuis six ans, période pendant laquelle M. A était en arrêt maladie, elle avait maintenu l’entretien du complexe sportif par d’autres moyens : recours aux services d’une société privée, attribution de missions à plusieurs agents polyvalents et responsabilisation des associations utilisatrices de l’infrastructure. Cette organisation alternative démontrerait, selon elle, l’absence de nécessité absolue justifiant le maintien de l’attribution du logement.
Cette argumentation soulève une difficulté délicate. D’un côté, il est certain qu’une collectivité doit pouvoir adapter l’organisation de ses services et mettre fin aux attributions de logement qui ne correspondent plus à une nécessité effective. De l’autre, un agent en congé maladie conserve normalement ses droits et sa position administrative, ce qui peut justifier le maintien de certains avantages liés à son emploi.
Les enseignements pratiques
Cette ordonnance rappelle plusieurs principes essentiels pour les collectivités territoriales qui envisagent de mettre fin à l’attribution d’un logement de fonction. En premier lieu, la motivation de la décision doit reposer sur des éléments factuels précis et vérifiables. Une erreur dans l’exposé des faits, même involontaire, suffit à créer un doute sérieux sur la légalité de l’acte et à justifier sa suspension.
En deuxième lieu, les collectivités doivent veiller à la cohérence entre la situation administrative réelle de l’agent et les motifs invoqués pour mettre fin à la concession. Si les bulletins de salaire continuent de mentionner l’emploi initial, il est difficile de soutenir que l’agent n’occupe plus cet emploi. Une telle contradiction révèle soit une erreur de fait, soit un défaut de coordination entre les services, mais dans tous les cas une fragilité juridique de la décision.
En troisième lieu, la réorganisation des services et la modification des fiches de poste ne suffisent pas nécessairement à justifier la fin de l’attribution d’un logement si l’agent continue formellement d’occuper son emploi. La collectivité doit s’assurer que les procédures statutaires applicables à la modification de la situation de l’agent ont été respectées avant de tirer les conséquences de cette modification sur les avantages accessoires dont il bénéficie.
Pour les agents publics bénéficiaires de logements de fonction, cette décision confirme que le droit au logement constitue une préoccupation majeure du juge des référés. Face à une décision de fin d’attribution, l’agent dispose de moyens de défense effectifs, particulièrement lorsque la décision repose sur des éléments factuels contestables ou que sa situation administrative n’a pas été régularisée selon les procédures appropriées.
La suspension prononcée n’est toutefois que provisoire et ne préjuge pas de la solution qui sera retenue au fond. Le juge des référés se borne à constater l’existence d’un doute sérieux justifiant que l’exécution de la décision soit différée jusqu’à ce que le tribunal statue définitivement sur sa légalité. Cette solution préserve les droits de l’agent tout en permettant à la collectivité de régulariser sa décision ou de faire valoir ses arguments dans le cadre de la procédure au fond. Elle illustre l’équilibre que le juge administratif recherche entre la protection des droits des agents et les prérogatives de gestion des collectivités publiques.
Décision commentée: TA Versailles, 14 aout 2024, n° 2406505