L’ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Nice le 9 janvier 2024 illustre de manière emblématique les tensions qui peuvent surgir lorsqu’un directeur général des services signale des irrégularités au sein de sa collectivité. Cette décision met en lumière les limites du pouvoir discrétionnaire dont dispose une autorité territoriale pour mettre fin aux fonctions d’un agent occupant un emploi fonctionnel, dès lors que cette mesure pourrait constituer une sanction déguisée à l’encontre d’un lanceur d’alerte.
Un contexte conflictuel marqué par la répétition des tentatives de révocation
Les faits à l’origine de ce contentieux révèlent une situation particulièrement tendue entre un directeur général des services et le maire de Menton. Nommé par arrêté du 27 novembre 2020 pour une durée de cinq ans, le requérant a exercé ses fonctions de directeur général des services jusqu’à ce qu’il procède, dans le cadre de l’exercice normal de ses attributions, à l’information des autorités judiciaires concernant des faits susceptibles de constituer des infractions pénales commises dans le cadre du fonctionnement de la commune.
Cette démarche, qui s’inscrit pleinement dans les obligations déontologiques d’un haut fonctionnaire territorial, a été immédiatement suivie d’une première tentative de révocation en juillet 2021. Après suspension de cette mesure par le juge des référés et conclusion d’un protocole transactionnel en janvier 2022, le maire a renouvelé sa volonté de mettre fin aux fonctions du directeur général à deux reprises en novembre puis décembre 2023. Cette insistance, malgré les interventions successives du juge des référés, constitue un élément déterminant dans l’appréciation portée par le tribunal.
Le cadre juridique de la protection des lanceurs d’alerte dans la fonction publique
Le juge des référés fonde son analyse sur un arsenal juridique protecteur articulé autour de plusieurs textes fondamentaux. L’article 6 ter A de la loi du 13 juillet 1983, désormais codifié aux articles L.135-1 et L.135-4 du code général de la fonction publique, établit un principe clair : aucune mesure défavorable ne peut être prise à l’encontre d’un agent public qui a signalé de bonne foi des faits constitutifs d’infractions pénales ou susceptibles de caractériser un conflit d’intérêts.
Cette protection s’étend à l’ensemble des décisions relatives à la carrière de l’agent, incluant expressément les mutations, les promotions, mais également les fins de détachement et les réintégrations. Le législateur a ainsi entendu garantir aux agents publics la possibilité d’exercer leur devoir d’alerte sans craindre de représailles professionnelles. Cette protection bénéficie non seulement aux lanceurs d’alerte au sens strict de la loi Sapin II, mais également aux agents qui, dans l’exercice de leurs fonctions, portent à la connaissance des autorités compétentes des faits répréhensibles.
L’urgence caractérisée par une atteinte multidimensionnelle
Sur la condition d’urgence, le juge adopte une approche pragmatique et réaliste des conséquences de la décision contestée. Il identifie trois types d’atteintes cumulatives qui, prises ensemble, caractérisent indubitablement une situation d’urgence justifiant une intervention rapide du juge des référés.
Premièrement, l’atteinte financière est substantielle. Le passage d’un emploi fonctionnel de directeur général des services à un emploi d’ingénieur en chef territorial hors classe entraîne une diminution considérable de la rémunération, notamment en raison de la différence entre les indemnités de fonction, de sujétion et d’expertise attachées à ces deux positions statutaires. Cette perte de revenus immédiate et significative constitue un préjudice difficilement réparable.
Deuxièmement, le juge relève que la décision implique la perte de la jouissance d’un logement de fonction occupé par l’agent, son épouse et leur fille mineure. Cette conséquence pratique impose un déménagement dans des délais contraints, ajoutant une dimension familiale et personnelle à l’urgence de la situation. Le caractère concret et immédiat de cette atteinte renforce la nécessité d’une intervention rapide du juge.
Troisièmement, l’ordonnance reconnaît l’existence d’une atteinte à la réputation professionnelle du requérant. La fin anticipée d’un détachement accordé pour cinq ans, intervenant à peine trois ans après sa prise de fonction et après plusieurs tentatives successives de révocation, projette nécessairement une image négative sur les compétences et la probité de l’agent concerné. Dans le milieu relativement restreint de la haute fonction publique territoriale, une telle mesure peut avoir des répercussions durables sur les perspectives de carrière.
Le doute sérieux : la qualification de mesure de rétorsion
L’analyse du doute sérieux quant à la légalité de la décision contestée constitue le cœur du raisonnement du juge des référés. Plutôt que d’examiner en détail l’ensemble des moyens soulevés par le requérant, le juge se concentre sur le moyen tiré de la violation des dispositions protectrices des lanceurs d’alerte. Cette approche témoigne de la force persuasive de ce moyen dans les circonstances particulières de l’espèce.
Le juge relève plusieurs éléments factuels déterminants qui, conjugués, créent un faisceau d’indices convergents. Premièrement, la chronologie des événements établit un lien temporel direct entre l’alerte lancée par l’agent et la première tentative de révocation en juillet 2021. Deuxièmement, la persistance du maire à vouloir mettre fin aux fonctions du directeur général, malgré le retrait du premier arrêté et la conclusion d’un protocole transactionnel, suggère une volonté sous-jacente qui transcende les considérations d’intérêt du service habituellement invoquées. Troisièmement, la troisième tentative de révocation, intervenant immédiatement après la suspension du deuxième arrêté, révèle une détermination qui interroge sur les véritables motivations de l’autorité territoriale.
Dans ce contexte, l’invocation d’une perte de confiance réciproque, motif traditionnellement admis pour justifier la fin d’un détachement sur un emploi fonctionnel, apparaît comme un habillage juridique d’une mesure de rétorsion. Le juge considère que, face à l’accumulation de ces éléments, le moyen tiré de la méconnaissance des dispositions protectrices des lanceurs d’alerte est de nature à créer un doute sérieux sur la légalité de l’arrêté contesté.
Cette ordonnance délivre plusieurs messages importants aux autorités territoriales et à leurs directeurs généraux des services. Elle rappelle d’abord que le pouvoir discrétionnaire dont dispose un maire pour mettre fin aux fonctions d’un collaborateur occupant un emploi fonctionnel n’est pas sans limites. Lorsque l’agent a exercé son devoir d’alerte, la collectivité doit être en mesure de démontrer que sa décision repose sur des considérations objectivement étrangères à ce signalement.
L’ordonnance souligne également que la répétition des tentatives de révocation, malgré les interventions du juge et la conclusion d’accords transactionnels, peut constituer un indice révélateur d’une volonté de contourner les protections légales. Cette insistance, loin de conforter la légalité des mesures prises, crée au contraire un contexte défavorable à la collectivité.
Enfin, cette décision illustre l’effectivité de la protection accordée aux lanceurs d’alerte dans la fonction publique. Le juge des référés n’hésite pas à suspendre l’exécution d’une décision et à ordonner la réintégration immédiate de l’agent dans ses fonctions, garantissant ainsi que la protection légale ne reste pas lettre morte face aux pressions que peuvent subir les agents qui alertent sur des dysfonctionnements.
Cette affaire, qui devra encore être tranchée au fond, met en lumière la nécessité pour les collectivités territoriales de construire un dialogue apaisé avec leurs collaborateurs et de respecter scrupuleusement les garanties statutaires, particulièrement lorsque ces derniers exercent leur devoir de vigilance sur le respect de la légalité.
TA Nice, 9 janv. 2024, n° 2306499.