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Pas de prolongation possible d’une suspension d’un fonctionnaire non poursuivi pénalement

Le Tribunal administratif d’Orléans a rendu le 22 décembre 2023 une décision importante qui rappelle les limites strictes du pouvoir de l’administration en matière de suspension temporaire de fonctions. Cette affaire illustre comment l’absence de poursuites pénales effectives empêche toute prolongation de suspension au-delà du délai légal de quatre mois, quels que soient la gravité des faits reprochés et l’intérêt du service.

Une suspension qui s’éternise

L’affaire concernait un professeur d’éducation physique et sportive exerçant au collège Jacques Tristan de Cléry-Saint-André, suspendu de ses fonctions depuis novembre 2020. La mesure initiale avait été prise après que la rectrice de l’académie eut reçu une réquisition des services de police judiciaire demandant la transmission du dossier administratif de l’enseignant dans le cadre d’une enquête préliminaire pour viol sur mineur de quinze ans par personne ayant autorité.

Face à la gravité des accusations et compte tenu des fonctions d’enseignant exercées auprès de mineurs, l’administration avait estimé nécessaire de suspendre immédiatement l’intéressé dans l’intérêt du service. Cette première décision fut validée par le tribunal administratif en mai 2022. Toutefois, l’administration ne s’en tint pas là : elle prolongea successivement cette suspension par pas moins de cinq arrêtés entre octobre 2021 et septembre 2023, maintenant ainsi l’enseignant écarté de ses fonctions pendant près de trois ans.

Le cadre juridique de la suspension temporaire

L’article 30 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires organise un régime strict de suspension temporaire. En cas de faute grave, l’autorité ayant le pouvoir disciplinaire peut suspendre un fonctionnaire pour une durée maximale de quatre mois, période durant laquelle sa situation doit être définitivement réglée.

Le texte distingue ensuite deux situations. Si le fonctionnaire ne fait pas l’objet de poursuites pénales, il doit être automatiquement rétabli dans ses fonctions à l’expiration des quatre mois. S’il fait l’objet de poursuites pénales, l’administration conserve une marge d’appréciation : elle peut le rétablir dans ses fonctions, lui attribuer une affectation provisoire, procéder à son détachement ou prolonger la suspension, à condition de motiver sa décision.

Cette distinction est fondamentale car elle détermine l’étendue du pouvoir de l’administration. La notion de poursuites pénales ne s’entend pas de la simple existence d’une enquête, même préliminaire. Selon la jurisprudence rappelée par le tribunal, un fonctionnaire doit être regardé comme faisant l’objet de poursuites pénales lorsque l’action publique a été mise en mouvement à son encontre et ne s’est pas éteinte.

L’analyse décisive du tribunal

Le tribunal a d’abord reconnu que les faits reprochés présentaient un caractère de vraisemblance et de gravité suffisant pour justifier la suspension initiale, eu égard aux fonctions d’enseignant exercées auprès de mineurs. Cette appréciation validait la décision du 26 novembre 2020 et expliquait pourquoi le recours contre cette première mesure avait été rejeté.

Cependant, le raisonnement diverge radicalement s’agissant des prolongations successives. Le tribunal relève un élément décisif : le requérant soutenait, sans être contredit par l’administration, qu’aucune poursuite pénale n’avait été engagée à son encontre. L’existence d’une simple enquête préliminaire ouverte en novembre 2020, bien que portant sur des faits graves, ne constitue pas une mise en mouvement de l’action publique.

Cette distinction entre enquête et poursuites est cruciale. L’enquête préliminaire est une phase d’investigation menée par les services de police sous le contrôle du procureur de la République. Elle ne constitue pas encore une mise en cause formelle de la personne concernée. Les poursuites pénales proprement dites supposent une décision du parquet de poursuivre ou, en matière criminelle, une mise en examen prononcée par un juge d’instruction.

Or, en l’espèce, près de trois ans après l’ouverture de l’enquête, aucun acte de poursuite n’avait été accompli. Le professeur n’avait pas été mis en examen, n’était soumis à aucun contrôle judiciaire, et l’instruction demeurait au stade préliminaire. Dans ces conditions, les dispositions de l’article 30 imposaient son rétablissement automatique dans ses fonctions à l’issue du délai initial de quatre mois.

Les conséquences pour l’administration

Le tribunal en tire les conséquences en annulant l’ensemble des cinq arrêtés de prolongation pris entre octobre 2021 et septembre 2023. Plus encore, il assortit cette annulation d’une injonction contraignante : le recteur doit procéder au rétablissement de l’enseignant dans ses fonctions dans le délai d’un mois suivant la notification du jugement.

Cette injonction ne se limite pas à lever formellement la suspension. Elle impose à l’administration de donner au fonctionnaire une affectation conforme à son statut, c’est-à-dire de lui confier effectivement des fonctions correspondant à son grade et à ses qualifications.

Les enseignements de la décision

Cette jurisprudence rappelle plusieurs principes essentiels. D’abord, l’administration ne peut contourner les garanties statutaires des fonctionnaires en prolongeant indéfiniment une suspension au motif qu’une enquête serait toujours en cours. Le mécanisme de la suspension temporaire est conçu comme une mesure conservatoire de courte durée, non comme un outil de gestion du personnel permettant d’écarter durablement un agent.

Ensuite, la décision souligne que la gravité des faits reprochés et l’intérêt du service, bien que pertinents pour justifier la suspension initiale, ne peuvent autoriser des prolongations illégales. Le juge distingue clairement la légalité de la mesure initiale, qu’il valide, et celle des prolongations, qu’il censure.

Enfin, cette affaire illustre les difficultés de l’administration face à des enquêtes pénales qui s’enlisent. Lorsqu’une procédure judiciaire stagne pendant des années sans aboutir à des poursuites formelles, l’employeur public se trouve dans une situation délicate : il ne peut ni sanctionner disciplinairement en l’absence d’éléments suffisants, ni maintenir indéfiniment une suspension devenue illégale.

 

TA Orléans, 1re ch., 22 déc. 2023, n° 2104674.