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Condamnation de l’État en raison de bruit produit par une ICPE

La Cour administrative d’appel de Marseille vient de rendre une décision particulièrement instructive sur la responsabilité de l’État en matière de police des installations classées, après renvoi du Conseil d’État. Cette affaire, qui s’étend sur plus de vingt ans de contentieux, illustre les obligations qui pèsent sur l’autorité préfectorale lorsqu’elle est confrontée à des plaintes de riverains concernant des nuisances sonores.

Les faits et la procédure

Un couple de riverains réclamait à l’État la réparation de troubles dans leurs conditions d’existence causés par les nuisances sonores générées par une usine d’embouteillage exploitée par la société L’Européenne d’Embouteillage entre 1998 et 2006. L’exploitation avait été autorisée par arrêté préfectoral du 7 novembre 1997, lequel fixait des seuils de bruit à ne pas dépasser : 65 dBA en période diurne et 55 dBA en période nocturne en limite de propriété.

Après un premier rejet par le tribunal administratif de Nîmes en 2018, confirmé par la cour administrative d’appel en 2020, le Conseil d’État annula l’arrêt en février 2023 et renvoya l’affaire devant la juridiction marseillaise. Cette nouvelle décision, rendue après renvoi, consacre partiellement les prétentions des requérants en leur accordant 5 000 euros de dommages et intérêts.

Le rejet de l’exception de prescription

La Cour rappelle d’abord un principe essentiel en matière de prescription quadriennale applicable aux créances sur l’État. Lorsqu’un préjudice présente un caractère évolutif, comme c’est le cas pour des nuisances sonores dont l’intensité varie dans le temps, la créance indemnitaire doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles ce préjudice a été subi. Cette approche permet d’éviter qu’une prescription globale ne vienne priver les victimes de toute indemnisation.

Par ailleurs, la Cour relève que la requête déposée en octobre 2002 tendant à l’organisation d’une expertise a interrompu le délai de prescription. Celui-ci n’a recommencé à courir qu’après le dépôt du rapport d’expertise en décembre 2007. Cette interruption permet ainsi de maintenir dans le champ de l’indemnisation l’intégralité de la période litigieuse de 1998 à 2006.

La caractérisation de la faute

L’apport majeur de cette décision réside dans l’identification précise de deux fautes distinctes commises par le préfet de Vaucluse. En revanche, la Cour écarte un premier grief : l’autorité préfectorale n’a pas commis de faute en s’abstenant de vérifier que des mesures sonores avaient été réalisées dès la fin des aménagements de l’exploitation, dès lors qu’aucune plainte ne l’avait alors alerté sur d’éventuels dépassements.

La première faute retenue concerne le délai d’intervention. Saisi d’une première plainte en juin 2002, puis de courriers réitérés en juillet 2002, avril 2003 et février 2004, le préfet n’a demandé à l’inspecteur des installations classées de faire réaliser des mesures qu’au début de l’année 2004, soit plus d’un an et demi après les premières alertes. La Cour estime que ce délai est anormalement long et qu’en l’absence de circonstances particulières le justifiant, cette inaction caractérise une faute.

La seconde faute, peut-être plus technique mais tout aussi significative, résulte de l’abstention du préfet après la réalisation des mesures en février 2004. Ce rapport révélait des dépassements manifestes des prescriptions : 67,4 dBA au lieu de 65 en journée et 59,8 dBA au lieu de 55 la nuit. La Cour rappelle que l’article 9 de l’arrêté d’autorisation impose de prendre en compte l’ensemble des bruits en lien direct avec l’exploitation émis en limites de propriété, incluant notamment le trafic des véhicules et le stationnement des poids lourds moteur en fonctionnement.

Dès lors que l’inspecteur des installations classées avait constaté selon la procédure prévue l’inobservation des conditions imposées à l’exploitant, le préfet était tenu, en application de l’article L. 514-1 du code de l’environnement, d’édicter une mise en demeure. Cette obligation ne laisse aucune marge d’appréciation à l’autorité administrative quant au principe même de la mise en demeure, même si le choix des sanctions en cas d’inexécution demeure ouvert. L’absence totale de mise en demeure constitue donc une faute.

L’évaluation du préjudice

Sur le plan du préjudice, la Cour écarte la demande d’indemnisation des troubles anxiodépressifs invoqués par Madame B, faute de lien de causalité direct et certain établi avec les nuisances sonores. En revanche, elle reconnaît l’existence de troubles dans les conditions d’existence au regard de plusieurs éléments convergents : la nature, la fréquence et la durée des dépassements constatés dans les différents rapports d’expertise de 2004, 2005 et ultérieurs.

L’indemnité allouée de 5 000 euros pour une période d’environ quatre années peut sembler modeste au regard de la demande initiale de 40 020 euros. Toutefois, la Cour tient compte du fait que l’environnement était globalement bruyant en raison de la proximité de plusieurs axes routiers et d’une voie ferrée, ce qui relativise l’impact spécifique des nuisances imputables à l’usine.

Les enseignements

Cette décision rappelle utilement que l’autorité préfectorale ne dispose d’aucune marge d’appréciation face à des constats officiels de dépassements des prescriptions d’une installation classée. La mise en demeure constitue une obligation légale et non une simple faculté. Par ailleurs, la notion de préjudice évolutif permet une approche plus fine de la prescription en matière de nuisances continues, protégeant ainsi mieux les droits des victimes.

CAA Marseille, 7e ch. – formation à 3, 22 déc. 2023, n° 23MA00400.