Le juge des référés du Tribunal administratif de Caen rend dans cette ordonnance une décision remarquable qui illustre la manière dont le référé-liberté peut être mobilisé pour protéger les droits d’un propriétaire d’animal tout en préservant l’objectif de sécurité publique. Face à un chien classé en niveau de risque maximal et menacé d’euthanasie, le juge ordonne une contre-expertise comportementale et suspend l’exécution de la mesure létale, démontrant ainsi les pouvoirs étendus dont il dispose pour trouver des solutions équilibrées dans des situations d’urgence.
Un contexte particulièrement dramatique
Madame E est propriétaire d’un chien de race Beauceron nommé « B », déjà impliqué dans un incident de morsure en 2020 ayant conduit à un classement en niveau de risque 3 sur 4. En juillet 2023, une nouvelle plainte pour morsure est déposée. Le maire de La Ferté-Macé ordonne alors diverses mesures conservatoires, dont une nouvelle évaluation comportementale et l’obligation pour la propriétaire de suivre une formation pour détenteurs de chiens dangereux.
Face au non-respect de ces obligations, le maire prend le 15 septembre 2023 un arrêté ordonnant le placement du chien en fourrière. Une évaluation comportementale réalisée le 19 septembre classe l’animal en niveau de risque 4, le niveau maximal, et conclut que seule l’euthanasie permettra de réduire à néant le risque de récidive. Le chien est maintenu en fourrière, sans nouvelles pour sa propriétaire qui, trois mois plus tard, ne sait même plus si son animal est vivant.
Le cadre juridique des chiens dangereux
L’article L. 211-11 du code rural et de la pêche maritime organise un dispositif gradué permettant au maire ou au préfet de prendre des mesures face à un animal présentant un danger. Dans le cadre ordinaire, le maire peut prescrire des mesures préventives et, en cas d’inexécution, placer l’animal en lieu de dépôt. Si après huit jours le propriétaire ne présente pas de garanties suffisantes, l’euthanasie peut être autorisée après avis d’un vétérinaire désigné par le préfet.
En cas de danger grave et immédiat, le maire peut directement ordonner le placement en fourrière et l’euthanasie. Ce régime d’urgence s’applique notamment aux chiens de catégorie dangereux dans certaines situations réglementées.
Le juge des référés rappelle que le fait de ne pas restituer un animal à son propriétaire constitue une atteinte grave au droit de propriété. Cette reconnaissance est importante car elle place le droit de propriété sur un animal au rang des libertés fondamentales susceptibles d’être protégées par le référé-liberté de l’article L. 521-2 du code de justice administrative.
Une évaluation comportementale contestable
Le point central de l’ordonnance réside dans les doutes sérieux entourant la validité de l’évaluation comportementale du 19 septembre 2023. La propriétaire soutient que cette évaluation n’a pas été réalisée « dans les règles de l’art », le chien n’ayant pas été sorti de sa cage ni manipulé. Elle relève également que le rapport mentionne à tort que l’animal n’est pas vacciné contre la rage.
Face à ces contestations, la propriétaire produit l’attestation du Docteur C, vétérinaire praticien spécialisé en médecine du comportement et président de l’association AVA, qui accepte d’effectuer une nouvelle évaluation comportementale et d’accueillir temporairement le chien dans le refuge de son association.
Une solution pragmatique et équilibrée
L’élément déterminant de l’ordonnance est l’absence de contestation du maire face à la demande de contre-expertise. Cette passivité de l’autorité municipale, qui n’était ni présente ni représentée à l’audience, permet au juge des référés d’adopter une solution audacieuse mais équilibrée.
Plutôt que de se prononcer immédiatement sur le fond des demandes d’annulation, le juge ordonne un sursis à statuer et prescrit la réalisation d’une nouvelle évaluation comportementale par le Docteur C. Cette décision procédurale présente plusieurs avantages. Elle permet de lever le doute sur la fiabilité de la première évaluation, elle offre une chance supplémentaire au chien et à sa propriétaire, et elle garantit que la décision finale sera prise sur la base d’éléments incontestables.
Le juge organise minutieusement les modalités pratiques de cette contre-expertise. Le chien sera transféré de la fourrière municipale vers le refuge de l’association AVA par un personnel mandaté par le Docteur C. L’évaluation devra être transmise dans un délai d’un mois au maire, à la propriétaire et au tribunal. Tous les frais sont à la charge de Madame E.
Surtout, et c’est là l’essentiel, le juge suspend l’exécution de la décision d’euthanasie jusqu’à ce qu’il se prononce à nouveau sur la requête. Cette suspension sauvegarde de manière effective le droit de propriété de la requérante en évitant une mesure irréversible avant que tous les éléments d’appréciation ne soient réunis.
La dimension du bien-être animal
L’ordonnance fait également écho aux arguments de la requérante relatifs au bien-être animal. Celle-ci invoquait les dispositions du code civil reconnaissant les animaux comme des êtres vivants doués de sensibilité, ainsi que la convention européenne sur la protection des animaux de compagnie. Si le juge ne se prononce pas explicitement sur ces moyens, sa décision d’ordonner le transfert du chien vers un refuge plutôt que de le maintenir en fourrière pendant plusieurs mois témoigne d’une prise en compte implicite de ces considérations.
Le juge souligne d’ailleurs les conditions de détention en fourrière, la propriétaire n’ayant reçu aucune nouvelle de son animal pendant trois mois, situation qui soulève des questions évidentes tant sur le plan du bien-être animal que sur celui du respect du droit de propriété.
Enseignements pour les praticiens
Cette ordonnance démontre que le référé-liberté constitue un outil efficace pour contester les décisions relatives aux chiens dangereux lorsque la procédure d’évaluation comportementale est contestable. Les avocats doivent veiller à produire rapidement des éléments probants, notamment des attestations de vétérinaires qualifiés proposant des solutions alternatives.
L’ordonnance rappelle également l’importance de la présence des parties à l’audience de référé. L’absence du maire a manifestement facilité l’adoption d’une solution favorable à la requérante. Enfin, elle illustre la créativité dont peut faire preuve le juge des référés en ordonnant des mesures d’instruction, telle une contre-expertise, plutôt que de trancher immédiatement sur des bases incertaines.
TA Caen, référé urgence 1, 3 janv. 2024, n° 2303395.