Dans un jugement rendu le 8 janvier 2025, le Tribunal administratif de Montpellier réaffirme les conditions d’engagement de la responsabilité sans faute des collectivités territoriales pour les dommages causés par les arbres d’alignement. Cette décision illustre l’équilibre délicat que le juge administratif doit opérer entre la protection du patrimoine des riverains et la préservation du patrimoine arboré des communes.
Les faits et la procédure
La requérante, propriétaire depuis 1991 d’une maison située à Carcassonne, a constaté des dégradations importantes de son jardin causées par le développement racinaire de plusieurs micocouliers plantés par la commune le long de la voie publique bordant sa propriété. Lors de travaux de réfection de sa pelouse, elle a découvert que les racines avaient envahi son terrain, notamment aux abords de sa piscine. Un dispositif anti-racines a été installé par la commune en avril 2021.
La propriétaire a sollicité la condamnation de la commune de Carcassonne au paiement d’une somme de 6 624,88 euros au titre de ses préjudices matériels, comprenant la réfection de la pelouse et la réparation d’un mur de clôture fissuré. Elle invoquait tant la responsabilité sans faute de la collectivité que, subsidiairement, une faute dans l’entretien des arbres.
Le principe de responsabilité : le régime sans faute réaffirmé
Le tribunal rappelle avec clarté le principe jurisprudentiel constant en matière de responsabilité du fait des ouvrages publics. Le maître d’ouvrage répond, même sans faute, des dommages causés aux tiers par les ouvrages publics dont il a la garde, que ces dommages résultent de leur existence ou de leur fonctionnement. Cette responsabilité objective ne peut être écartée que dans deux hypothèses : la faute de la victime ou la force majeure.
Pour ouvrir droit à réparation, le dommage doit revêtir un caractère anormal et spécial, c’est-à-dire excéder les inconvénients normaux du voisinage d’un ouvrage public. Le tribunal précise toutefois que cette exigence ne s’applique pas avec la même rigueur lorsque le dommage présente un caractère accidentel.
En l’espèce, le magistrat désigné considère que le développement racinaire constaté, eu égard à sa nature, son ampleur et au coût des travaux nécessaires pour y remédier, excède manifestement la charge que la propriétaire doit normalement supporter en qualité de tiers à l’ouvrage public. La responsabilité sans faute de la commune se trouve ainsi engagée.
La question du lien de causalité : une approche exigeante
L’un des apports intéressants de cette décision réside dans l’examen rigoureux du lien de causalité entre les dommages allégués et la poussée racinaire. Si le tribunal reconnaît que les racines se sont développées dans le sous-sol de la propriété et ont causé des désordres au niveau de la pelouse, il adopte une position plus stricte concernant les fissures du mur de clôture.
Bien que l’expert missionné par la commune ait relevé une fissuration du mur, la requérante ne parvient pas à démontrer que cette dégradation résulte directement de la poussée racinaire constatée par ailleurs sur son terrain. Le juge souligne que les désordres sur le mur et ceux observés aux abords de la piscine ne sont pas nécessairement liés. Cette distinction témoigne de la vigilance du juge administratif dans l’établissement du lien de causalité, qui ne saurait être présumé même lorsqu’un dommage général est avéré.
Par conséquent, la demande d’indemnisation au titre de la réfection du mur de clôture, évaluée à 3 718 euros, est rejetée, faute de démonstration suffisante du lien causal.
L’appréciation de la faute de la victime : une analyse contextuelle
La commune tentait d’échapper à sa responsabilité en invoquant une faute de la victime. Elle soutenait que la propriétaire avait eu connaissance du caractère prévisible de la poussée racinaire lors de l’édification de son mur de clôture et qu’elle avait laissé le dommage s’aggraver sans réagir.
Le tribunal rejette cette argumentation au terme d’une analyse factuelle approfondie. Il relève d’abord un élément temporel décisif : les arbres ont été plantés au cours des années 2000, alors que la maison de la requérante date du XVIIIe siècle. Cette antériorité de la construction prive la commune de tout argument relatif à une exposition volontaire au risque.
Plus significativement encore, le juge observe que la poussée racinaire était masquée par la présence de la pelouse et n’a été découverte qu’à l’occasion de travaux de réfection nécessitant un labourage du terrain. On ne peut donc reprocher à la propriétaire d’avoir laissé s’aggraver un dommage qui n’était pas apparent. Le tribunal souligne également, avec justesse, les incertitudes inhérentes à l’évolution d’un système racinaire, qui rendent difficile toute anticipation de la part du riverain.
Cette approche illustre la jurisprudence selon laquelle, pour retenir une exposition volontaire au risque, il faut établir que la victime avait connaissance d’éléments révélant l’existence du risque et était en mesure d’en déduire qu’elle s’y exposait. En l’absence de tels éléments probants, la commune ne peut être exonérée de sa responsabilité.
L’évaluation du préjudice : entre nécessité et proportionnalité
Sur la liquidation des préjudices, le tribunal fait preuve d’un pragmatisme éclairé. La commune contestait la nécessité d’une réfection totale de la pelouse, suggérant qu’une intervention partielle aurait pu suffire.
Le juge s’appuie sur les conclusions concordantes de deux expertises pour rejeter cette argumentation. Les rapports établissent que la présence des racines était généralisée sur l’ensemble de la parcelle engazonnée et que l’ancienne pelouse était parfaitement entretenue. Un expert relève d’ailleurs que l’arrosage très fréquent pratiqué par la propriétaire avait dirigé les racines vers cet espace humide propice à leur croissance, démontrant ainsi l’étendue de l’envahissement racinaire.
Face à ces constats techniques, le tribunal valide l’intégralité des travaux de réfection de la pelouse sur 160 m², pour un montant de 2 906,88 euros TTC. Cette somme, bien qu’inférieure à la demande initiale en raison du rejet de l’indemnisation du mur, correspond aux travaux effectivement réalisés en mai 2022, après la pose du dispositif anti-racines par la commune.
Les conséquences financières et procédurales
Le jugement précise les modalités de calcul des intérêts moratoires et de leur capitalisation. Les intérêts au taux légal courent à compter du 29 novembre 2022, date de réception de la demande préalable par la commune. La capitalisation des intérêts, demandée lors de l’enregistrement de la requête le 7 juillet 2023, prend effet à compter du 7 juillet 2024, date à laquelle une année d’intérêts était due pour la première fois.
Enseignements pratiques
Cette décision rappelle plusieurs principes essentiels pour les praticiens et les collectivités territoriales. D’abord, la responsabilité sans faute pour les dommages causés par les arbres d’alignement demeure un régime protecteur pour les riverains, dès lors que le caractère anormal et spécial du préjudice est établi. Les communes ne peuvent s’exonérer qu’en démontrant une véritable faute de la victime, ce qui suppose d’établir sa connaissance effective du risque au moment où elle s’y est exposée.
Ensuite, l’exigence de preuve du lien de causalité reste rigoureuse. Il ne suffit pas qu’un dommage survienne à proximité d’un ouvrage public pour que la responsabilité de la collectivité soit automatiquement engagée. Chaque préjudice doit faire l’objet d’une démonstration spécifique de son lien avec l’ouvrage.
Enfin, cette jurisprudence souligne l’importance de l’expertise technique dans l’évaluation des dommages. Les rapports d’experts ont joué un rôle déterminant tant dans l’établissement des faits que dans la liquidation du préjudice, justifiant l’investissement dans une expertise de qualité dès la phase amiable du contentieux.
TA Montpellier, 8 janvier 2025, n° 2303965