L’arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Marseille le 22 décembre 2023 illustre de manière particulièrement instructive les conditions dans lesquelles la responsabilité de l’État peut être engagée en raison d’une carence de l’autorité préfectorale dans l’exercice de ses pouvoirs de police des installations classées pour la protection de l’environnement. Cette décision, intervenue après un parcours contentieux long et complexe marqué par une cassation du Conseil d’État, mérite une analyse approfondie tant pour ses enseignements sur la qualification de la faute administrative que pour ses précisions sur l’évaluation des préjudices résultant de nuisances sonores.
Un contentieux au long cours
L’affaire tire son origine de nuisances sonores générées entre 1998 et 2006 par une usine d’embouteillage exploitée par la société L’Européenne d’Embouteillage dans la commune de Châteauneuf-de-Gadagne. Les époux B, riverains de cette installation autorisée par arrêté préfectoral du 7 novembre 1997, ont subi pendant plusieurs années des nuisances acoustiques importantes liées au fonctionnement de l’usine. Leur demande indemnitaire, formée en 2011, visait à obtenir réparation des troubles dans leurs conditions d’existence pour un montant de 40.020 euros.
Le parcours judiciaire de cette affaire illustre la complexité du contentieux de la responsabilité administrative. Après un rejet par le tribunal administratif de Nîmes en 2018, puis un rejet en appel par la Cour administrative d’appel de Marseille en 2020, le Conseil d’État a annulé l’arrêt de la Cour par une décision du 17 février 2023 et lui a renvoyé l’affaire. Cette cassation témoigne de l’importance des questions juridiques soulevées et de la nécessité pour le juge de cassation de clarifier les conditions d’engagement de la responsabilité de l’État en pareille matière.
Le rejet de l’exception de prescription quadriennale
Avant d’examiner le fond du litige, la Cour devait se prononcer sur une exception de prescription quadriennale soulevée par l’État. Cette question revêtait une importance particulière compte tenu du délai écoulé entre les faits générateurs du préjudice et l’introduction de la demande indemnitaire.
La Cour rappelle que lorsque la responsabilité d’une personne publique est recherchée au titre d’un dommage causé du fait d’une carence dans l’exercice des pouvoirs de police, les droits de créance doivent être regardés comme acquis à la date à laquelle la réalité et l’étendue des préjudices ont été entièrement révélées. S’agissant d’un préjudice présentant un caractère évolutif, comme c’est le cas pour des nuisances sonores dont l’intensité peut varier dans le temps, la créance indemnitaire doit être rattachée à chacune des années au cours desquelles le préjudice a été subi.
La Cour relève en outre que la prescription a été interrompue par la requête déposée le 4 octobre 2002 par les époux B, dans laquelle ils sollicitaient une expertise aux fins de mesurer les émissions sonores de l’installation classée. Cette demande, à laquelle le tribunal a fait droit par jugement du 27 décembre 2006, a eu pour effet d’interrompre le délai de prescription quadriennale, qui a recommencé à courir à compter du dépôt du rapport d’expertise le 4 décembre 2007. Cette solution témoigne d’une application souple des règles de prescription, permettant de ne pas priver les victimes de nuisances environnementales de leur droit à réparation en raison de la longueur des procédures d’expertise nécessaires à l’établissement de la réalité des atteintes subies.
L’absence de faute initiale du préfet
La Cour examine ensuite si le préfet de Vaucluse a commis une faute en s’abstenant de contrôler que l’exploitant avait fait réaliser des mesures des niveaux d’émission sonore dès la fin des aménagements de l’exploitation, comme le prévoyait l’article 9 de l’arrêté préfectoral d’autorisation du 7 novembre 1997. Sur ce point, la juridiction adopte une position mesurée en considérant qu’en l’absence de plainte de riverains ayant alerté l’autorité préfectorale sur d’éventuels dépassements des prescriptions, le préfet n’a pas commis de faute en ne s’assurant pas immédiatement de la réalisation de ces mesures.
Cette solution témoigne d’une approche pragmatique de la responsabilité administrative. Le juge ne fait pas peser sur l’autorité préfectorale une obligation de contrôle systématique et immédiat de toutes les prescriptions édictées par les arrêtés d’autorisation d’exploiter. En l’absence de signalement particulier, l’administration peut légitimement présumer que l’exploitant respecte ses obligations. Cette jurisprudence évite d’imposer à l’autorité administrative une charge de contrôle disproportionnée au regard de ses moyens et de l’étendue du parc d’installations classées dont elle assure la surveillance.
La faute caractérisée par un délai anormalement long
La Cour identifie en revanche une première faute du préfet dans le délai excessif qu’il a mis à réagir aux alertes des riverains. Il ressort du dossier que le préfet de Vaucluse a été saisi de plaintes récurrentes à compter du 24 juin 2002, suivies de plusieurs autres courriers les 23 juillet 2002, 25 avril 2003 et 18 février 2004. Or, l’inspecteur des installations classées n’a été saisi aux fins de faire réaliser des mesures des niveaux d’émission sonore qu’au début de l’année 2004, soit plus d’un an et demi après les premières alertes.
La Cour considère qu’en s’abstenant d’intervenir plus rapidement, notamment aux fins que soient effectuées des mesures permettant de corroborer ou non les nombreuses plaintes récurrentes des riverains, le préfet a commis une faute de nature à engager sa responsabilité. L’autorité préfectorale ne fait état d’aucune circonstance particulière qui aurait justifié ce délai anormalement long. Cette solution est particulièrement significative car elle fixe une exigence de réactivité de l’administration face aux signalements de riverains, tout en laissant au juge une marge d’appréciation pour déterminer le caractère raisonnable ou excessif du délai de réaction.
Le critère du délai anormalement long suppose une analyse au cas par cas, tenant compte de la nature et de la gravité des nuisances alléguées, de la récurrence des plaintes, de la complexité des investigations nécessaires et des moyens dont dispose l’administration. En l’espèce, le caractère répété des plaintes et l’absence de toute justification du retard ont conduit la Cour à qualifier ce comportement de fautif.
L’obligation de mise en demeure après constatation des dépassements
La Cour identifie une seconde faute du préfet, distincte de la première, qui réside dans son abstention à édicter une mise en demeure après avoir pris connaissance des résultats des mesures sonores réalisées en février 2004. Cette faute appelle une analyse approfondie des dispositions applicables en matière de police des installations classées.
L’article L. 514-1 du code de l’environnement, dans sa rédaction applicable à l’époque des faits, impose au préfet, lorsqu’un inspecteur des installations classées a constaté l’inobservation des conditions imposées à l’exploitant, de mettre ce dernier en demeure de satisfaire à ces conditions dans un délai déterminé. La Cour rappelle que le préfet doit, sans procéder à une nouvelle appréciation de la violation constatée, édicter cette mise en demeure. L’article laisse ensuite à l’autorité administrative le choix entre plusieurs catégories de sanctions en cas d’inexécution de l’injonction, mais la mise en demeure elle-même constitue une obligation et non une simple faculté.
En l’espèce, le rapport de mesures établi en février 2004 révélait l’existence de deux dépassements des prescriptions édictées par l’arrêté du 7 novembre 1997 en limite Sud-Est de la propriété du site. Les mesures faisaient apparaître un niveau sonore de 67,4 dBA au lieu de 65 dBA en journée et de 59,8 dBA au lieu de 55 dBA la nuit. Le rapport précisait également que les niveaux sonores enregistrés étaient liés au fonctionnement propre des installations de production de l’usine et au trafic des véhicules, notamment le stationnement des poids-lourds moteur en fonctionnement à proximité de l’entrée du site.
La Cour apporte une précision importante en matière d’appréciation des niveaux sonores. Elle rappelle que les dispositions de l’arrêté préfectoral et de l’arrêté ministériel du 23 janvier 1997 imposent de prendre en compte l’ensemble des bruits en lien direct avec l’exploitation émis en limites de propriété, et non uniquement les bruits émis à l’intérieur de l’établissement. Cette interprétation large permet d’englober dans le champ des prescriptions sonores l’ensemble des nuisances générées par l’activité de l’installation, y compris celles résultant du trafic induit.
Au regard de ce rapport faisant état de l’existence d’inobservations des prescriptions, le préfet était tenu d’édicter une mise en demeure de satisfaire à ces prescriptions dans un délai déterminé. En s’abstenant de le faire, il a commis une faute distincte de la première, caractérisée non plus par un retard dans la prise de mesures d’investigation mais par une carence dans l’exercice des pouvoirs de police dont il disposait après constatation des infractions.
Cette double qualification de la faute administrative est particulièrement pertinente. Elle permet de distinguer deux obligations distinctes pesant sur l’autorité préfectorale : d’une part, une obligation de diligence dans l’investigation des plaintes et la réalisation de mesures de contrôle ; d’autre part, une obligation d’action une fois les manquements constatés. Cette approche évite que l’administration puisse se retrancher derrière des mesures d’investigation tardives pour justifier ensuite son inaction face aux violations avérées des prescriptions.
L’absence de lien de causalité pour certains griefs
La Cour écarte en revanche les demandes des requérants fondées sur la violation par l’exploitant des dispositions du plan d’occupation des sols interdisant tout dépôt de déchets et sur les nuisances lumineuses induites par le fonctionnement de l’usine la nuit. À supposer même ces fautes établies, la juridiction considère qu’elles ne présentent aucun lien de causalité avec le préjudice résultant des nuisances sonores invoquées par les demandeurs.
Cette solution rappelle l’exigence d’un lien de causalité direct et certain entre la faute reprochée à l’administration et le préjudice dont la réparation est sollicitée. En matière de responsabilité administrative, le demandeur ne peut obtenir réparation que des préjudices qui résultent effectivement et exclusivement des carences fautives identifiées. Cette rigueur dans l’établissement du lien causal évite une extension excessive du champ de la responsabilité publique.
L’évaluation du préjudice moral
Sur le plan de l’évaluation des préjudices, l’arrêt présente un intérêt particulier. La Cour relève d’abord que Madame B n’établit pas l’existence d’un lien direct et certain entre les troubles anxio-dépressifs qu’elle présente et les nuisances sonores générées par l’installation. Cette exigence de preuve médicale du lien de causalité entre les troubles psychologiques et les nuisances environnementales témoigne de la rigueur avec laquelle le juge administratif apprécie les préjudices corporels. En l’absence d’expertise médicale établissant ce lien, les troubles de santé invoqués ne peuvent donner lieu à indemnisation.
En revanche, la Cour reconnaît l’existence d’un préjudice moral résultant des troubles dans les conditions d’existence subis par les requérants. Pour évaluer ce préjudice, elle se fonde sur plusieurs éléments objectifs tirés de différents rapports d’expertise. Le rapport de février 2004 avait mis en évidence les dépassements précités. Le rapport établi en février 2005 par l’expert Saltz, désigné par le tribunal de grande instance d’Avignon, avait relevé un net dépassement au point situé à proximité de la grande tour de refroidissement lors du passage de camions dans l’enceinte de l’usine et avait indiqué que les époux B subissaient un trouble de jouissance lié aux conditions d’exploitation de cette usine, notamment en période estivale. Enfin, le rapport établi par le cabinet Serial dans le cadre de l’expertise ordonnée par le tribunal administratif de Marseille avait également constaté des dépassements, tout en relevant que l’environnement était dans son ensemble bruyant du fait de la présence à proximité de plusieurs voies de circulation importantes.
Au regard de la nature, de la fréquence, de la durée et de la mesure des dépassements constatés, la Cour évalue les troubles dans les conditions d’existence subis par les requérants, pour une période de l’ordre de quatre années, à la somme de 5.000 euros. Cette évaluation globale, très inférieure aux 40.020 euros initialement réclamés, appelle plusieurs observations.
La Cour adopte une approche restrictive dans l’évaluation du préjudice, en tenant compte du fait que l’environnement sonore était globalement bruyant du fait de la présence de plusieurs infrastructures de transport à proximité. Cette circonstance conduit à minorer l’importance des nuisances spécifiquement imputables à l’installation classée. Par ailleurs, la juridiction limite la période d’indemnisation à environ quatre années, correspondant vraisemblablement à la période comprise entre les premières plaintes en juin 2002 et l’année 2006, terme de la période visée par les demandeurs.
Le montant retenu peut sembler modeste au regard de la durée et de l’intensité des nuisances constatées. Il reflète néanmoins une jurisprudence constante en matière de troubles de voisinage, qui évalue généralement ces préjudices à quelques milliers d’euros, sauf circonstances exceptionnelles. La Cour tient compte du fait que les dépassements, bien que réels et récurrents, restaient d’une ampleur relativement limitée et que les époux B n’ont pas établi de conséquences particulièrement graves sur leur santé ou leur vie quotidienne au-delà du simple trouble de jouissance.
Les intérêts et leur capitalisation
Sur le plan des accessoires de la créance, la Cour fait droit à la demande d’intérêts au taux légal à compter de la réception de la demande indemnitaire préalable du 23 décembre 2011 par le préfet de Vaucluse. Cette solution est conforme à l’article 1231-6 du code civil qui prévoit que les dommages et intérêts dus à raison du retard dans le paiement d’une obligation de somme d’argent consistent dans l’intérêt au taux légal à compter de la mise en demeure.
La Cour accorde également la capitalisation des intérêts demandée le 23 décembre 2015, conformément aux dispositions de l’article 1343-2 du code civil. Elle précise que cette capitalisation s’accomplit à compter du 23 décembre 2015, date à laquelle il était dû au moins une année d’intérêts, puis à chaque échéance annuelle ultérieure sans qu’il soit besoin de formuler une nouvelle demande. Cette application de la capitalisation des intérêts permet d’assurer une réparation intégrale du préjudice financier subi par les victimes du fait du délai écoulé entre la demande indemnitaire et le jugement définitif.
Enseignements de la décision
Cet arrêt apporte plusieurs enseignements importants pour la pratique du contentieux de la responsabilité administrative en matière environnementale. Il précise d’abord les contours de l’obligation de diligence pesant sur l’autorité préfectorale dans l’exercice de ses pouvoirs de police des installations classées. Face à des plaintes récurrentes de riverains, l’autorité administrative ne peut se contenter d’une attitude passive ou attentiste. Elle doit réagir dans un délai raisonnable en diligentant les mesures de contrôle nécessaires pour vérifier le bien-fondé des allégations.
L’arrêt distingue utilement cette obligation de diligence dans l’investigation de l’obligation d’action qui s’impose une fois les manquements constatés. Lorsqu’un rapport établi par un inspecteur des installations classées fait état de dépassements des prescriptions édictées par l’arrêté préfectoral, le préfet doit obligatoirement édicter une mise en demeure. Il s’agit d’une obligation liée qui ne laisse aucune marge d’appréciation à l’autorité administrative sur le principe même de la mise en demeure, même si celle-ci conserve un pouvoir d’appréciation sur les sanctions à appliquer en cas de non-exécution de l’injonction.
Cette double exigence de diligence et d’action témoigne de l’importance que le juge administratif accorde à l’effectivité du contrôle des installations classées. La police administrative en matière environnementale ne peut se réduire à une simple activité de délivrance d’autorisations. Elle implique un contrôle effectif du respect des prescriptions et une réaction appropriée face aux manquements constatés.
Sur le plan de l’évaluation des préjudices, l’arrêt illustre la difficulté d’établir et de chiffrer les troubles dans les conditions d’existence résultant de nuisances environnementales. Le juge exige des éléments objectifs tirés de mesures acoustiques réalisées par des organismes qualifiés et adopte une approche restrictive dans l’évaluation, en tenant compte de l’environnement sonore global et en écartant les préjudices dont le lien de causalité avec les nuisances imputables à l’installation n’est pas clairement établi.
La modestie du montant alloué, au regard de la durée des nuisances et de la gravité des fautes commises par l’administration, peut susciter des interrogations. Elle reflète néanmoins une jurisprudence constante qui évalue de manière mesurée les troubles de voisinage, en l’absence de conséquences particulièrement graves sur la santé ou la vie quotidienne des victimes. Cette approche peut sembler insuffisante pour assurer une réparation véritablement intégrale du préjudice subi et pour exercer un effet dissuasif à l’égard des carences administratives.
Cet arrêt s’inscrit dans un contexte plus large de renforcement progressif du contrôle juridictionnel de l’action administrative en matière environnementale. Il témoigne de la volonté du juge de sanctionner les carences de l’administration dans l’exercice de ses missions de protection de l’environnement et de la santé publique, tout en maintenant des exigences rigoureuses en matière de preuve du préjudice et de lien de causalité. Pour les praticiens, il rappelle l’importance de constituer un dossier solidement documenté, appuyé sur des expertises techniques, et de respecter les délais de prescription en veillant à interrompre utilement ceux-ci par des démarches procédurales appropriées.
CAA Marseille, 7e ch. – formation a 3, 22 dec. 2023, n° 23MA00400